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des continuelles épreuves auxquelles la douleur la soumettait, et, sans songer à faire de conversions, elle attirait à Dieu par le calme inaltérable et la céleste bonté de son âme[1]. On devine aisément les rapports qui durent s’établir entre une personne de ce caractère et le jeune Wolfgang, que la mélancolie, la souffrance, la solitude, amenaient insensiblement aux idées religieuses, et dont une surexcitation nerveuse doublait l’impressionnabilité. Ces entretiens avec Mlle de Klettenberg, les lectures qu’ils firent en commun de la Bible et des Évangiles, inculquèrent dès les premiers jours à Goethe, sinon la pure foi du chrétien, du moins ce respect des choses saintes auquel on peut dire qu’il n’a jamais failli[2].

Si variées cependant que fussent les études de Goethe à Strasbourg, elles n’occupaient point tout son temps, et de longues heures lui restaient encore à donner au monde et à ses plaisirs. Une aventure de cette période vaut la peine d’être racontée. Son père, intraitable, comme on sait, sur le chapitre de la pédagogie, et ne dédaignant pas un détail, lui avait, à lui et à sa sœur, voulu servir de maître à danser dès la première enfance. Tout étrange que paraisse la chose chez un vieillard si peu enjoué de tempérament, on se l’explique néanmoins par cette manie qu’il avait de ne rien négliger dans une éducation, et l’on n’a qu’à se figurer ce bonhomme raide, empesé, méthodique, enseignant à ses élèves les règles du menuet, et se faisant un devoir de leur jouer lui-même de la flûte traversière. Un zèle si louable n’eut pourtant qu’un médiocre succès, car. Goethe ne tarda pas à planter là la danse, si bien qu’ayant un jour à Leipzig, et pour céder aux instances de quelques amis, voulu pincer un menuet, il s’y prit de telle façon, qu’on aurait dit qu’il voulait à jamais guérir les gens de l’envie de le voir danser.

On a de tout temps beaucoup dansé, et surtout beaucoup valsé à Strasbourg. Goethe rougit alors de son ignorance, indigne d’un si beau et si galant jeune homme, et, pour y mettre fin, se fit conduire par un de ses amis à la meilleure école. Le maître qu’on lui indiqua, Français de naissance, et de plus déluré, pimpant et taillé tout exprès pour battre des entrechats, avait deux filles qu’il aimait à produire dans ses leçons en qualité de figurantes. Deux filles jeunes (l’une avait dix-sept ans, l’autre dix-neuf), avenantes et coquettes, devaient, cela se conçoit aisément, exercer bientôt un certain charme

  1. Cette sainte physionomie de Mlle de Klettenberg ne rappelle-t-elle point par bien des traits une admirable personne que la société française et russe a perdue récemment, et qui, elle aussi, femme et apôtre, voix de mansuétude et d’autorité, posséda ce don supérieur de savoir parler aux intelligences et les ramener ?
  2. Voyez, comme résultat direct de cette influence, l’admirable épisode intitulé Confession d’une belle âme dans Wilhelm Meister.