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rente de celle qu’elle éprouvait en voyant Athanase ou en songeant à lui. Plus d’une fois aussi, en regardant ce front sombre, ce visage flétri, elle s’était tout à coup souvenue des grands yeux noirs, tantôt si doux et si tristes, tantôt si fiers ou si brillans de gaieté, du teint si uni, des formes si grêles, mais si gracieuses de Benjamin, et un trouble singulier s’était emparé d’elle. Athanase en réalité avait travaillé à son insu, en faveur de son rival. Sarah savait, grâce à lui, qu’une femme à vingt-six ans n’est pas vieille dans les quatre parties du monde, que les mariages conclus dès le berceau ne sont pas pour cela décrétés dans le ciel, et qu’une jeune fille de onze ans, au lieu d’être une femme, n’est véritablement qu’une enfant.

Athanase devinait cette révolution ; il l’avait prévue, et il se promettait d’en tirer parti. Comment ? C’est ce qu’il n’avait pas encore arrêté. Se contenterait-il de faire de Sarah sa maîtresse ? Ce projet avait un défaut capital. Grec, ou, si on le préfère, poète malgré ses vices et ses bassesses, Athanase aimait à se lancer dans les entreprises dont le but se perdait dans les nuages. Le proverbe vulgaire : « un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras, » n’eût jamais été pris pour devise par l’ex-banquier. Non-seulement il préférait l’avenir au présent, mais c’étaient les brouillards de l’avenir qu’il chérissait par-dessus tout, parce qu’il pouvait élever derrière ces voiles les plus magnifiques constructions. Disposer en maître des biens de Mehemmedda, c’était à coup sûr pour Athanase, qui ne possédait pas un sou vaillant, un grand progrès vers la prospérité ; mais Athanase n’eût jamais su s’en contenter. D’ailleurs était-il bien prudent pour un Grec et un raïa d’entretenir des relations amoureuses avec une musulmane dans une campagne à quelques lieues d’une petite ville, c’est-à-dire là où nul secret n’est gardé, où tout se sait, se répète et se commente, dans une province où le fanatisme religieux existe encore avec toute sa férocité ? Athanase aimait beaucoup les aventures, mais il préférait les moins dangereuses.

Le second projet était plus en harmonie avec les instincts à la fois timides et aventureux du Grec : enlever Sarah ou se faire suivre par elle à Constantinople, c’était s’assurer peut-être la faveur d’un prince régnant qui leur distribuerait à pleines mains l’or et les pierreries ! Feraient-ils ou feindraient-ils d’avoir fait quelque découverte extraordinaire qui, célébrée par des journaux achetés, les mènerait tout droit à la fortune ? Vendraient-ils à des spéculateurs confians une mine, de diamans en Asie-Mineure, et s’arrangeraient-ils pour en toucher le prix à l’avance ? Offriraient-ils à une congrégation religieuse l’honneur de leur conversion ? L’arène était vaste, illimitée, telle qu’il la fallait à l’esprit entreprenant d’Athanase ; mais on est forcé de reconnaître que ces brillans desseins étaient à peu près