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la maison prenait un air de fête dès qu’on entendait résonner le pas de son cheval. Les mets les plus délicats, les fruits les plus exquis, le café de Moka et le tabac de Latakié, tout ce qui faisait l’orgueil ou la jouissance de Mehemmedda et des siens lui était prodigué. Qui l’eût vu ainsi entouré, choyé, fêté par cette honnête et simple famille, l’eût pris sans doute pour un protecteur généreux, pour le fondateur désintéressé de ce bonheur et de cette prospérité domestique. Pour être juste même envers Athanase, j’avouerai qu’il rendit à la famille de Mehemmedda des services réels, qu’il donna tantôt à l’un, tantôt à l’autre, plus d’un bon conseil. Cette intimité l’enrichissait néanmoins au-delà de ce qu’on pourrait supposer. Non-seulement il vivait, ainsi que son cheval, aux dépens de Mehemmedda aussi souvent et aussi longtemps qu’il le voulait, mais j’en ai assez dit sur lui pour qu’on se rende compte du prix qu’il mettait à son rôle de négociateur universel. Mehemmedda ne vendait ni n’achetait une livre de farine, une poignée de sel, une botte de paille, une peau de martre, qu’Athanase ne se réservât le quart, la moitié, les trois quarts du prix arrêté entre le vendeur et l’acquéreur. Il avait repoussé l’idée d’accepter des émolumens pour l’office de précepteur du petit Osman, mais il acceptait sans scrupule tous les présens qui lui étaient offerts par la famille reconnaissante. Ce n’est pas pour tout le monde, disait-il souvent, ce n’est pas pour tout le monde que j’exercerais ainsi ma patience à instruire un enfant sans recevoir de récompense ; mais grâce à Dieu la cupidité n’a jamais été mon défaut. L’argent ne me manquait pas jadis, et je l’ai répandu autour de moi, sans jamais compter, jusqu’à ce que je me sois vu à sec : maintenant que je n’ai plus d’argent à donner, je prodigue mon temps et mes connaissances avec le même plaisir. — Et chacun admirait ce grand cœur et cet aimable esprit, qui faisait et disait les choses autrement et mieux que tout le monde.

Qu’en pensait Sarah, et quelle part occupait-elle dans les projets de l’habile aventurier ? Athanase, on le sait, n’était rien moins que jeune et beau : une Européenne eût même trouvé ridicule cet homme à la chevelure orangée et aux vêtemens rapiécés ; mais nulle part je n’ai vu la beauté aussi peu recherchée ni aussi mal appréciée qu’en Orient. Une femme de quinze ans éprise d’un vieillard de quatre-vingts est un spectacle qui n’étonne personne, et un tout jeune homme épousera une femme assez âgée pour être sa grand’mère sans éprouver la moindre répugnance et sans se rendre ridicule. J’ai vu bien des hommes mariés à plusieurs femmes, et jamais je n’ai remarqué que la plus belle fût la préférée. Ni l’âge ni la laideur d’Athanase ne pouvaient donc être comptés comme préservatifs contre l’amour qu’il s’efforcerait d’inspirer, et pour le coup sa résolution était bien arrêtée