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brisé, et ces strophes si longtemps captives ouvrent leurs ailes ; mais l’à-propos s’en est allé, l’atmosphère n’est plus la même. Ce n’est plus le chansonnier gai et rapide d’une armée en marche, c’est un lettre ordinaire, un écrivain travaillant pour la postérité, et l’écrivain, il faut le dire, a vieilli chez l’auteur des Hirondelles. Béranger a l’haleine courte, il se répète. Partout dans ses derniers vers on sent la fatigue et la peine, l’artifice laborieux venant sans cesse à l’aide d’une inspiration incomplète ou attiédie. Nulle part cela n’est plus visible que dans les pièces consacrées à Napoléon. On avait parlé de tout un poème, d’une suite de légendes merveilleuses. Il n’en est rien. La vraie légende de l’empire, Béranger l’a faite, il y a longtemps, dans les Souvenirs du Peuple. Depuis, il n’a plus retrouvé cette veine. Ses morceaux actuels ressemblent trop à des thèmes de rhétorique, et, même en étant si courts, ils sont longs encore quelquefois, parce que l’inspiration vraie a manqué. De toutes ces Dernières Chansons il n’en est qu’une peut-être d’une franche venue, et qui aurait eu sans doute autant de fortune que les premières, si elle eût été publiée au moment voulu : c’est celle des Tambours, cette vive et piquante parodie de la révolution de février. Les Tambours auraient eu, selon toute apparence, plus de succès et autant de valeur politique que la lettre par laquelle Béranger envoyait à l’assemblée sa démission de représentant ; mais publier cette spirituelle boutade eût été chose grave : il aurait fallu cesser d’être l’idole aux yeux des maîtres d’alors pour rester simplement l’homme de bon sens. Et voilà comment la chanson des Tambours, au lieu d’avoir sa place dans notre histoire, comme tant d’autres, n’est plus aujourd’hui qu’un trait rétrospectif lancé contre une révolution morte. Il est vrai que les tambours sont de tous les temps.

Les Dernières Chansons ne montrent donc pas Béranger sous un nouveau jour ; elles le montrent encore après tout tel qu’il a été pendant toute sa vie. Qu’on ne s’y trompe pas en effet, sauf la jeunesse du talent et les écarts d’une verve trop libre, sauf ce prestige des circonstances et d’une popularité passagère, le vrai, l’ancien Béranger est là. Au fond, Béranger fut toujours un esprit plus fin qu’élevé. Il a été le poète du plaisir et d’une certaine philosophie modérée ; il ne va pas au-delà. Il y a des manières de peindre l’amour et tous les sentimens de l’âme humaine qui lui semblent entièrement étrangères. L’idéal est absent dans ses premières chansons aussi bien que dans les dernières, à moins qu’on ne le cherche dans le goût de la retraite et d’une vie modeste. Béranger a-t-il été politiquement le poète de la liberté ? On l’a dit, il l’a cru lui-même sans doute, et ce serait, à vrai dire, la seule façon d’expliquer cette immense renommée. C’est cependant une erreur. La liberté n’était tout au plus pour Béranger que le droit de fronder et de chansonner les pouvoirs qu’il n’aimait pas ; ce qu’il voulait, c’était surtout l’absence de tout privilège dans la société. M. Savinien Lapointe rapporte dans son livre une conversation où Béranger traçait toute une théorie politique. — La liberté pour le peuple, selon l’auteur du Marquis de Carabas, c’est l’égalité, c’est le bien-être ; mais comment trente-six millions d’hommes s’entendront-ils ? Ils ne le peuvent qu’en allant vers le pouvoir assez intelligent pour comprendre cette situation. De là pour le peuple et pour le pouvoir la nécessité d’un rapprochement. Il faut à la démocratie un organisateur ; « l’ordre dans l’égalité, » voilà le système