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ouvrait le cortège avec l’aigle impériale ; derrière lui venait le soldat de la divine parole, escorté par des archers dont les casques et les armes étincelaient au soleil. Lorsqu’il entra dans la salle de la diète, tous ceux qui vénéraient l’homme de Dieu s’élancèrent sur les toits et se, pressèrent aux fenêtres des rues voisines, car chacun d’eux regardait comme un bonheur d’avoir pu le contempler de ses yeux. Enfin, lorsqu’il eut virilement soutenu son combat, on le porta en triomphe jusqu’à sa demeure, et une voix fut entendue qui criait : « Heureuses les mains qui t’ont porté ! » Ainsi parut à Worms l’an 1521 Martin Luther, le hardi combattant pour la liberté de la divine parole.

« C’est une rude tâche de lutter en soi-même contre la violence et la routine, c’est une tâche douloureuse de soutenir cette lutte au dehors ; mais quand on est suivi par des milliers d’amis, ces milliers de regards sympathiquement rassemblés forment une auréole autour de la tête du lutteur : il sent sa force multipliée des milliers de fois, et s’il succombe, il se sent du moins, à l’heure suprême, salué par des milliers de cœurs dans lesquels se perpétuera sa pensée. — Combien il est différent, le sort de l’homme qui se prépare, dans une solitude muette pour un combat où la défaite est certaine !

« En l’année 1657, Bénédict Spinoza s’en allait seul, par les rues d’Amsterdam, vers la synagogue Jacobshaus ; personne ne lui faisait cortège, personne ne le saluait au passage ; les gens du peuple qui le connaissaient se détournaient de lui avec horreur. On le fuyait, lui, le hardi combattant pour l’affranchissement de la pensée divine… Dans la synagogue, les dix juges étaient assis sur leurs sièges ; le président était le rabbin Isaac Aboab, assisté du rabbin Saül Morteira. Spinoza était debout à quatre pas de ses juges. Isaac Aboab se leva et parla ainsi :

« Avec l’aide de Dieu, nous sommes rassemblés ici pour faire justice et prononcer une sentence sur toi, Baruch-ben-Benjamin Spinoza. Jure-nous, au nom de Dieu, que tu ne mentiras pas, que tu ne nous cacheras rien, et que tu es disposé à te soumettre au jugement que le Seigneur t’annoncera par notre bouche.

« — Je ne sais pas dissimuler, et le mensonge habite loin de moi, répondit Spinoza. Je me soumettrai à votre jugement, si vous méjugez d’après la parole divine, et non pas d’après les inspirations de vos cœurs et les règlemens des rabbins.

« Un murmure s’éleva dans le sanhédrin. Aux exclamations qui s’échappèrent de presque toutes les bouches, on pouvait croire que tout était fini. L’accusé, par ce refus de se soumettre à l’autorité du tribunal, attirait sur lui le plus terrible des anathèmes. Saül Morteira fit faire silence. « Voyons, dit-il, jusqu’où, va la scélératesse de son cœur. Réponds, blasphémateur, n’as-tu pas péché contre Dieu en prenant des boissons et des mets défendus ? N’as-tu pas profané le jour du sabbat en travaillant ? Ne t’es-tu pas détaché de la communauté de notre foi ? N’as-tu pas blasphémé le nom et la loi du Seigneur ? Il est écrit cependant : Celui qui profane en secret le nom de Dieu, le châtiment public le frappera. »

« Il y eut une pause. Relevant ses yeux, qui étaient restés attachés au sol, Spinoza répondit d’une voix calme : « Je ne puis pas faire de miracles, je