Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/479

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

matériel lui-même. On croit peut-être qu’un faux système philosophique n’est qu’une abstraction inoffensive faite tout au plus pour occuper les esprits spéculatifs et sans nul rapport d’ailleurs avec la réalité. Il n’en est rien : les fausses philosophies ont leur retentissement dans les faits, et les dépravations passagères de la volonté sont moins dangereuses que les conceptions artificieuses d’une fausse spéculation. À l’origine de tous les désastres, il y a un mauvais principe, une erreur, une déviation morale ou intellectuelle. Hegel était un esprit puissant et ingénieux qui combinait merveilleusement des abstractions sans toucher en apparence au monde réel ; il a été le père de cette postérité bâtarde, enivrée d’athéisme et de démagogie, qui s’est abattue sur l’Allemagne. Kant était un noble penseur uniquement occupé à rechercher les principes des connaissances humaines et à reconstruire ou à décomposer le monde invisible ; il a conduit à l’idéalisme de Fichte, qui a conduit lui-même au panthéisme de Hegel, et ainsi s’est formée cette moderne philosophie allemande qui a rempli ce siècle, qui a commencé par les plus hautes et les plus généreuses spéculations pour finir par les plus abjectes théories.

Lorsque M. Cousin, ému et enthousiaste, commençait, il y a près de trente ans, devant un auditoire plein de feu, l’exposé de cette Philosophie de Kant qu’il réédite aujourd’hui en l’accompagnant de quelques pages nouvelles, les dernières conséquences des doctrines allemandes étaient loin de s’être révélées encore. Une chose devait frapper dans la philosophie de Kant, c’est qu’elle était une réaction contre le sensualisme du XVIIIe siècle. Seulement Kant, en s’élevant au-dessus de la sensation, revenait au scepticisme par une autre voie : il ne voyait pas qu’il tombait dans une contradiction singulière en admettant d’un côté dans la philosophie morale la certitude du devoir, tandis que dans la métaphysique il détruisait les idées de Dieu, de l’âme, ces grandes réalités qu’il représentait comme un reflet ou une sorte de création de la raison elle-même. Il ressuscitait artificiellement dans la raison pratique ce qu’il détruisait théoriquement dans la raison spéculative. La logique de la destruction l’a emporté, et après le tranquille philosophe de Kœnigsberg est venue la bruyante tourbe des hégéliens, se disant tout simplement que ce n’était point la peine de laisser subsister dans un ciel vide ce dieu qui n’était que l’œuvre de l’homme. C’est l’homme qui a été son propre dieu, et le carnaval de la philosophie allemande a commencé. M. Cousin, dans ses éloquentes leçons d’il y a trente ans, demandait à la philosophie de Kant ce qu’elle avait de favorable au spiritualisme renaissant ; il lui empruntait des armes contre la philosophie du XVIIIe siècle, et en même temps il se tenait en garde, signalant avec autant de netteté que de vigueur ce qu’il y avait de fragile et de périlleux dans cette métaphysique plus spécieuse que solide. Tel est le mérite de ces substantielles études, qui montrent comment la philosophie moderne de l’Allemagne s’est corrompue à sa source. L’expérience est venue aujourd’hui : qu’en résulte-t-il ? C’est que le domaine de la spéculation, si vaste qu’il soit, a néanmoins ses limites, au-delà desquelles les plus grands esprits s’égarent dans un monde d’hypothèses et de chimères. Il y a des bornes où il faut s’arrêter ; il est des vérités premières, essentielles, Dieu, l’âme, la conscience, qui sont les fondemens de toute philosophie, que l’homme ne crée pas, qu’il reconnaît, et vers lesquelles il s’élève pour ainsi