qu’il désirait. Les Afghans au service de Nadir avaient un tiers du butin ; les expéditions avaient été si lucratives, qu’au bout de peu de temps ils se trouvèrent assez riches et manifestèrent l’envie de retourner dans leur pays pour quelques mois. Nadir accorda à Músá la grâce que celui-ci demandait au nom de ses Afghans, mais il lui dit qu’il ne les laisserait pas partir sans leur donner, en souvenir de leurs services, une grande fête qui durerait trois jours. La fête eut lieu, et voici ce qui se passa à l’aurore du troisième jour.
« Ce matin-là, je me réveillai de meilleure heure que de coutume, et je me rendis à ma fontaine favorite. Après avoir accompli les inévitables devoirs d’un bon musulman, je commençai à penser à mon heureux retour dans le monde civilisé. Chose étrange à dire, ces pensées, loin de réjouir mon cœur, le rendaient plus pesant. Je ne savais pourquoi, mais l’aurore de ce matin si désiré, au lieu d’égayer le cœur, semblait assombrie de nuages sinistres. Je ne pris pas garde à ces présages. Toutefois au point du jour je commençai à m’en revenir vers le grand hangar. Comme j’approchais, mes sens furent terrifiés par des cris et des gémissemens accompagnés d’un bruit sourd d’instrumens tranchans, comme le bruit d’une hache de boucher divisant la chair et les os d’un animal ; puis vinrent des cris de détresse finissant en gémissemens. Ici la raison, faisant de nouveau une apparition opportune, m’arrêta court et me força de réfléchir. — Ce sont peut-être les moutons que l’on tue pour notre repas, pensai-je ; mais quelle peut être la cause de ces terribles cris ? — Pendant que je faisais ce monologue, mes pieds reculaient naturellement au lieu d’avancer, et soudain, à ma grande terreur, qu’est-ce que je vois ? Un Afghan qui s’enfuyait, la tête saignante et ses vêtemens couverts de sang. Je courus à lui : — Qu’y a-t-il donc, Ibrahim-Khan ? lui demandai-je. — À cette question, il répondit : — Nous sommes trahis ; tous les Afghans sont assassinés par les Bheels. J’ai perdu trois doigts en voulant parer un coup qui allait me frapper à la tête. Ma blessure n’est pas mortelle, j’ai échappé en simulant la mort. Ne me suivez pas, je puis être rejoint. Courez aussi vite que vous pourrez, si vous voulez sauver votre vie. — Adieu, Ibrahim, lui dis-je, puisse Dieu vous protéger ! »
Lutfullah s’enfuit à toutes jambes à travers la plaine et la montagne, sans retourner la tête, et réussit à regagner la maison maternelle. Il y trouva beaucoup de changement. Son beau-père avait été tué, — justement comme les Afghans par les Bheels, — par son complice en flibusterie, le frère de sa première femme. Sa mère était atteinte de consomption, et mourut bientôt. Lutfullah, après avoir épuisé ses dernières ressources pour soigner sa mère et la faire ensevelir convenablement, s’engagea comme employé des postes au service de la compagnie. Alors commença pour lui cette existence besogneuse dont il se plaint sans cesse, et qui aujourd’hui encore le remplit de tristes soucis. L’honnêteté ne réussit guère nulle part, mais moins encore chez les musulmans que partout ailleurs.