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suttie, et la plus saisissante à coup sûr que j’aie vue. Cette scène se rapporte à l’époque où Lutfullah était au service de la compagnie des Indes.

« Un matin, comme j’étais avec le lieutenant Earle du 24° régiment, on nous apprit qu’il devait y avoir un suttie au village de Maholi, sur les bords du fleuve. Cela nous fit bondir ; nous ne pouvions croire qu’un tel crime pût être commis avec impunité tant qu’un résident anglais était près de la capitale. Nous avions à peine terminé notre conversation sur ce sujet, que nous aperçûmes la sinistre procession accompagnée de la musique indigène sortant de la ville et suivant la grand’route, près de la porte du résident. Nous courûmes à nos chevaux, et nous marchâmes au lieu de l’exécution, que nous atteignîmes une demi-heure après environ. Un autre de mes élèves, le docteur Kay, ayant appris ces tristes nouvelles, nous rejoignit bientôt.

« Après que nous eûmes attendu environ un quart d’heure à l’ombre d’un arbre, sur les bords du fleuve, la procession arriva, et les porteurs brahmanes placèrent la bière au bord de l’eau, comme pour rafraîchir les pieds du cadavre. La figure et les mains du mort étant exposées à la vue, nous reconnûmes que le mort était un brahmane bien constitué d’environ quarante ans. Après avoir examiné le mort, nous nous avançâmes vers la jeune dame qui était assise sous un arbre, à peu de distance de la bière, toute prête à s’immoler sur le bûcher qu’on préparait près du cadavre. Elle était entourée de ses proches et d’autres personnes, au nombre de vingt environ, et était engagée avec eux dans une vive conversation. C’était une belle femme, de quinze ans environ, et sa contenance charmante ne montrait aucune marque de crainte ou de chagrin. Le lieutenant Earle, qui parlait fort bien le mahratte, entama une conversation avec elle et lui tint un discours éloquent, la dissuadant, avec toute l’énergie dont il était susceptible, de cet horrible suicide, que dans son opinion il regardait comme un meurtre volontaire commis par les brahmanes, dont les mauvais conseils, contraires à la pure loi hindoue, la condamnaient dans les deux mondes à une existence de tortures. Sa réponse fut courte et nette : « Vous pourrez dire tout ce que vous voudrez, mais je partirai avec mon maître. Il était écrit dans le livre de ma destinée que je devais être sa femme ; je dois donc être dans l’entière énergie du mot sa femme, sa femme seulement, et celle de personne autre. Je l’aimais et lui seulement, je ne pourrais plus aimer personne avec cette sincérité première ; je dois donc être sa fidèle compagne partout où il va. Ne vous tourmentez plus de cette affaire, monsieur, que la paix soit avec vous ! »

« Cependant le lieutenant Earle, à ma suggestion et à celle du docteur Kay, la supplia de l’écouter encore pendant un instant ; elle se tourna donc vers lui de nouveau, et il lui par la ainsi : « Ma chère dame, je vous en prie, considérez une fois encore ce que vous allez faire ; n’agissez pas contre votre raison, soyez sûre que nous sommes vos amis et non vos ennemis, que nous vous sauverons de cette mort horrible par tous les moyens, si vous donnez le plus léger signal, et que nous vous ferons une situation convenable pour