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avaient pris la parole pour donner plus d’éclat à la tête. — Maintenant, s’était dit le père, il est fort, il est consacré, il peut lire ces confidences qui troubleraient une âme plus faible. — Spinoza dévorait donc ces pages mouillées de larmes ; quand il eut fini l’histoire de Manuela sa mère, ses mains tremblaient, son front était brûlant. — Quoi ! pensait-il, toujours des haines de race et de religion ! toujours des sectes qui se maudissent l’une l’autre ! toujours des temples transformés en forteresses ! — Le matin, dans la synagogue, la voix du président lui avait ordonné d’étendre la main et de prononcer la formule de bénédiction sur la Bible ; une voix plus forte encore et plus impérieuse lui commandait maintenant de bénir la loi non écrite, la divine loi qui affranchit les hommes de l’esprit de race et leur enseigne l’amour de l’humanité. « Après cette lecture, dit l’auteur, Baruch n’était plus fils d’Israël, il était fils de l’homme. »

M. Auerbach a ingénieusement groupé autour de Baruch Spinoza tous les hommes qui furent ses maîtres et ses amis. Il y a là d’excellentes figures dessinées avec un soin minutieux ; on dirait des portraits d’Holbein. Le vieil humaniste qui apprend le latin à Baruch est un excellent type de savant hollandais. « Quel âge avez-vous ? dit-il à Spinoza, lorsque le père du jeune rabbin se décide enfin, après bien des scrupules, à lui faire étudier la littérature classique. — Quinze ans. — Et l’on ne sait pas encore les déclinaisons ? — Pas encore. — Hum ! hum ! murmure le magister ; ars longa,vita brevis, dit Hippocrate. À quinze ans, Hugo Grotius avait déjà donné sa savante édition de Martianus Capella, il avait déjà traduit en latin l’art maritime de Stevini, et si bien complété les fragmens des Phénomènes d’Aratus, qu’on ne savait en vérité qui écrivait le meilleur latin, Cicéron ou lui. Moi-même, ut ad minora redeam, moi-même, à cet âge, j’avais déjà composé un poème latin… Virgile n’y eût pas relevé un germanisme ou une fausse césure. Quinze ans ! n’importe, diligentia est mater studiorum ; cela veut dire, jeune homme, qu’il faut travailler avec ardeur. » Mais ce n’est pas l’enthousiasme du grammairien qui a conduit le jeune Baruch chez l’excellent Nigritius ; c’est le désir de pénétrer les secrets de la sagesse antique, de recevoir directement les leçons de Platon et d’Aristote, et le contraste que présente la féconde ignorance de l’élève avec l’inutile savoir du pédant est un trait spirituellement rendu.

Un autre maître de Spinoza (car l’éducation supérieure de sa pensée durera environ dix années, et le jeune rabbin, de quinze ans à vingt-cinq, va s’enhardir sous l’influence des libres penseurs chrétiens), c’est le médecin van den Ende ; M. Auerbach a fait revivre avec beaucoup de verve et de vérité cette singulière figure.