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portante. « Il me dit que si l’officier voulait jurer solennellement, en versant de l’eau sur la queue d’une vache, qu’on ne lui ferait aucun mal, il se présenterait ; sinon, il s’échapperait par le toit de sa maison. Quant aux femmes, elles pouvaient chercher les moyens qui leur conviendraient de se mettre en sûreté. » Lutfullah alla rapporter ce message à l’officier, en ajoutant que son beau-père était décidé à se défendre jusqu’à la dernière extrémité. L’officier consentit. « Alors on fit venir un brahmane et une vache. Le brahmane mit la queue de l’animal dans la main du commandant, versa un peu d’eau dessus, et prononça en sanscrit quelques paroles dont la solennité fit trembler le pauvre homme. » Cet exemple de lâcheté, ajoute Lutfullah, me remit en mémoire un des proverbes du livre persan des Exemples : « Un lion en apparence peut se trouver, si on le met à l’épreuve, n’être qu’un chacal, et réciproquement. »

Mynâbee en effet était un chacal. Souple et sans rancune, il rentra bientôt en grâce et alla remplir à Gwalior, dans la maison du rajah, un poste important. La proie l’attirait, et il n’était pas homme à s’en priver pour se nourrir de la viande creuse du ressentiment. Il emmena avec lui Lutfullah, qu’il avait assez bien traité jusqu’alors, mais qu’il se mit à malmener avec une férocité de marâtre dès qu’il lui fut né un fils. Les coups pleuvaient sur Lutfullah, qui résolut de s’affranchir de la tutelle de ce lâche, et qui sortit en conséquence du palais pour aller rejoindre sa mère, qui demeurait loin de Gwalior. Lorsqu’après bien des péripéties et des aventures il l’eut enfin rejointe, il trouva dans la maison certains changemens qui le surprirent et qui achevèrent de le confirmer dans l’opinion que son beau-père était bien le chacal qu’il avait soupçonné. « Je fus étonné de voir sa maison remplie de toute sorte de meubles, de draperies de divers genres, d’épices de prix, etc. Comme ces objets n’étaient pas en rapport avec le revenu de mon beau-père, je demandai d’où ils venaient : ma mère me fit une réponse évasive ; mais, n’étant pas satisfait de cette réponse, je fis des recherches ultérieures, et j’appris des autres membres de ma famille que ces richesses étaient bel et bien volées, qu’elles avaient été illégitimement acquises par le frère de la première femme de mon beau-père, qui, pendant tout le temps de notre absence, avait fait, par les ordres de son parent, le joli métier de voleur de grand chemin. »

Le récit du voyage forcé que fit Lutfullah de Gwalior à Ujjain, résidence de sa mère, est l’épisode le plus agréable du livre ; c’est au moins celui où la nature orientale se présente à nous sous son aspect le plus varié. Lutfullah n’a pas un sentiment bien marqué des beautés naturelles : son œil manque de vivacité, et son esprit de pénétration originale ; mais, dans ce récit, la fraîcheur et les terreurs