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lui de plus de valeur que le présent, et qu’il ne voudrait sous aucun prétexte priver la pauvre dame de cette petite somme, sur laquelle, pour lui faire plaisir, il prit néanmoins une roupie. À la suite de cette aventure, Lutfullah tomba dangereusement malade, et Rajaram ne cessa de venir le voir jusqu’à sa complète guérison. En ma présence, il me consolait ; mais lorsqu’il avait le dos tourné, il répandait des larmes sur ma condition d’orphelin, ma pauvreté et ma souffrance. La sensibilité de cet excellent brahmane est touchante ; cependant ce qui en diminue le prix, c’est qu’il faut en rapporter en partie l’honneur au dieu Mahadeva : s’il n’avait pas dicté au brahmane l’ordre de sauver l’enfant, toute cette délicatesse de sentimens aurait été perdue, et Rajaram aurait montré autant d’impassible froideur qu’il montra de charité dévouée.

De bonne heure, comme on voit, Lutfullah fit l’expérience de la perversité de ses compatriotes ; de bonne heure aussi, il eut sous les yeux les spectacles monstrueux dont l’Orient est si prodigue. Là les accidens de la nature et de la société, la famine, la peste, la guerre, semblent participer du caractère général du continent asiatique, où les forces créatrices comme les forces de destruction se déploient avec une exubérance, une énergie et une violence inconnues ailleurs. Sous l’empire de ces influences excessives, la nature humaine aussi va jusqu’au bout d’elle-même et se développe jusqu’à ses dernières limites. Rien ne peut dépasser la terreur, le désespoir, l’humilité et la férocité de l’Hindou. Une famine sévit sur la ville où résidait Lutfullah, et les habitans moururent par centaines. Je me rappelle avoir vu une femme qu’on promenait dans les rues assise sur un âne. Sa figure, dont un côté était peint en blanc et l’autre en noir, était tournée vers la queue de l’animal. Ne connaissant pas la raison de cette exhibition étrange, je me pris d’abord à rire beaucoup ; mais ma gaieté passa vite, lorsque j’appris que la misérable créature qui était devant moi était une habitante d’un village du district qui avait été convaincue d’avoir tué le jeune enfant d’un voisin, et, pour apaiser les tortures de la faim, de l’avoir fait bouillir et de l’avoir mangé.

La famine n’était pas le seul fléau : des bandes de voleurs ravageaient les environs et envahissaient la ville une ou deux fois l’an, ou bien quelque prince voisin à court d’argent arrivait subitement pour soumettre la population à une contribution forcée. L’esprit d’artiste, qui est inné chez les Orientaux, ne s’est jamais plus tristement révélé que dans l’art des supplices, et chacune des races de l’Orient y a porté son tempérament, son génie propre. Les Chinois, par exemple, y mettent beaucoup de raffinement sans aucune délicatesse ; ils montrent ici leur génie d’artisans. Leurs supplices sont