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chez lui l’activité de l’esprit est nulle. L’étonnement que lui cause un spectacle imprévu n’éveille même pas la curiosité et le désir de pénétrer plus avant dans le mystère des choses. On se demande quelle secousse il faudrait imprimer à une telle âme pour la mettre en mouvement et la rendre sonore. Ce n’est pas qu’il ne soit désireux de savoir : il a employé sa vie entière à étudier, il a des velléités de libre pensée, et il se laisse aller à sa rêverie ; mais le plus léger incident arrête ce commencement de dilatation spirituelle, et il s’opère en son âme un mouvement de contraction semblable à celui de la tortue repliant sa tête dans sa carapace à l’aspect du plus inoffensif objet. Un jour, sur le bord de la mer, il se prit à méditer sur l’infini, et de déduction en déduction il en vint à réfléchir sur les dogmes d’une secte brahmanique qui tient la matière pour éternelle et existant par elle-même ; « mais avant d’être arrivé à la conclusion de ce raisonnement impie, je fus rappelé à moi vivement par une douleur cruelle. Un chien s’était doucement approché de moi, m’avait mordu violemment au mollet, et, après m’avoir puni pour mon crime, s’était enfui comme un boulet de canon. » Cependant, malgré cette timidité d’esprit que nous surprenons ici en flagrant délit, Lutfullah se considère presque comme un libre penseur, et s’effraie de ses audaces philosophiques. Très jeune, il fut arraché à une mort imminente par les soins d’un pieux brahmane, qui confessa avoir obéi en cette circonstance aux bonnes inspirations que son dieu Mahadeva lui avait soufflées. Ce dieu Mahadeva était une idole de pierre. « Cet accident, dit Lutfullah, éveilla des doutes dans mon jeune esprit. Si les Hindous adorent des pierres, nous, nous adorons des ossemens et de la poussière. Croire à l’un ou à l’autre culte ou les rejeter tous deux est une question fort embarrassante. » Toutefois il recule bien vite, et revient soumis à la loi du Koran. Sa doctrine philosophique consiste dans un théisme assez prononcé, mais qui découle, comme une conséquence naturelle, du mahométisme et de la croyance à la fatalité. Il a si peu d’habitude des déductions métaphysiques, qu’il ne s’aperçoit guère qu’il n’a point fait un pas hors du mahométisme, lorsqu’il croit en être sorti. Que son âme soit en paix, et qu’il n’en croie pas ses amis, qui, dit-il, l’ont souvent accusé d’être incrédule : s’il n’a pas toujours vécu dans la mosquée, il n’en a jamais dépassé l’ombre.

Si grand que soit ce défaut d’expansion, il est encore surpassé par l’absence d’assimilation. Lutfullah a vécu les trois quarts de sa vie avec des chrétiens et des Anglais ; il n’a réussi à s’assimiler aucune idée chrétienne ou européenne. Il juge les symboles chrétiens comme pourrait le faire un païen, habitué à tout matérialiser et à prendre tout à la lettre. Il s’imagine que les chrétiens donnent à