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gouvernée. On dirait en vérité une manière de Pierre de L’Estoile ou d’avocat Barbier musulman racontant naïvement tout ce qu’il a vu et entendu, sans choix et sans ordre. Il jouit en outre d’une parfaite tranquillité d’esprit. Quoiqu’il soit humain, l’habitude semble avoir un peu émoussé sa sensibilité, et il raconte sans beaucoup d’émotion les traits de mœurs barbares et les actes de superstition sauvage qu’il a rencontrés sur sa route. Nous pouvons donc nous fier à lui et accepter sa compagnie. Voyons dans le tableau qu’il nous présente cet Orient si vanté des artistes et des poètes, et pour lequel tant de gens, en haine de l’Angleterre, se sont senti subitement germer au cœur des tendresses si grandes.

Lutfullah n’est point un barbare ; c’est au contraire un échantillon des classes élevées et éclairées de l’Orient. Il est de famille noble et sacerdotale, et il n’a pas manqué, en tête de ses mémoires, de dresser l’arbre généalogique de ses ancêtres depuis Adam, le père commun des hommes, jusqu’à lui-même, Cheik-Lutfullah, dernier rejeton d’une race aussi illustre. Le gentilhomme mahométan n’avait pas besoin de remonter si haut pour nous convaincre de l’antiquité de sa race, car le véritable fondateur de sa famille, Shah-Kamaluddin, appartient au XVe siècle. Beaucoup d’illustres gentilshommes européens ne peuvent pas se vanter d’une plus antique origine, et parmi cette aristocratie anglaise qui paraît si imposante à Lutfullah, bien peu de familles de pairs pourraient remonter au-delà des premiers Tudors. Ce Shah-Kamaluddin vécut dans la province de Malwa entre 1434 et 1470, et mourut avec la réputation d’un saint. En récompense des sages conseils qu’il n’avait cessé de lui donner pendant cette période de plus de trente années, le prince qui gouvernait alors le Malwa lui fit ériger un tombeau splendide et attacha à ce monument certaines propriétés dont le revenu était affecté aux réparations de divers édifices religieux et à la postérité du saint. Les ancêtres de Lutfullah jouirent pendant trois siècles de cette fortune, qui fut confisquée presque tout entière en 1706 par les conquérans mahrattes, et cette famille sacerdotale, jusqu’alors si riche, tomba dans une quasi-pauvreté. Ses membres, en bons musulmans, courbèrent la tête sous le coup qui les frappait, continuèrent pieusement l’exercice de leur profession sacerdotale, et gardèrent si peu rancune au tout puissant Allah, que le père de notre héros lui donna à sa naissance le nom de Lutfullah, qui répond à notre nom de Théodore et comme lui signifie présent de Dieu.

Lui-même, Lutfullah, élevé dans les ordres, a exercé à plusieurs reprises des fonctions sacerdotales. Il est pieux et gémit sur la décadence du mahométisme et le peu de ferveur que témoignent les nouvelles générations. Sa piété est sincère, assez éclairée, nullement