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villes. Le moment était solennel, et le courage dut faillir à plusieurs. Quand, le soir, le père d’une nombreuse famille rentrait au logis, et que, soustrait aux excitations du dehors, il jetait son regard sur l’avenir pour le ramener ensuite autour de lui, sur sa compagne et les pauvres créatures — fruit de leur union, plus d’une fois son cœur dut s’émouvoir à la pensée des souffrances réservées à ces chers objets de ses affections ; mais le malheureux était passé sous un joug mille fois plus dur que n’avait pu l’être celui de ses patrons les plus impitoyables : il avait asservi sa volonté à celle d’autrui ; il était sous l’esclavage de sa fausse honte. Vis-à-vis de ses camarades, qui au fond peut-être n’étaient pas plus résolus que lui, mais qui affectaient de l’être, il appréhendait de passer pour timide, pour traître à la cause commune, et le lendemain son ardeur factice le poussait souvent au milieu des plus forcenés. Les chefs du mouvement d’ailleurs, les agitateurs étaient là, qui, par leurs discours et leurs excitations, enflammaient les passions et interdisaient tout accès aux pensées de sagesse et de conciliation. Ils tenaient meetings sur meetings ; ils s’y répandaient en invectives contre les manufacturiers, exagérant leurs profits et leur opulence, énumérant, au milieu des cris d’exécration de l’assemblée, les actes de rigueur que l’on pouvait reprocher à quelques-uns d’entre eux, et qu’ils avaient soin de grossir. Ils parlaient surtout avec emphase des preuves de sympathie que leur donnaient les ouvriers des autres villes, des envois d’argent déjà reçus et de ceux qu’on leur promettait, beaucoup plus abondans, pour l’avenir. Invariablement ils finissaient en poussant le cri, répété avec enthousiasme par la foule, « de dix pour cent, et point de capitulation ! »

Ces chefs de la ligue, au nombre de huit ou dix, qui d’ordinaire montaient sur les hustings pour haranguer le peuple, étaient la plupart des hommes d’un incontestable talent, de celui du moins qui agit sur les masses et les entraîne. Chacun d’eux avait son thème favori, approprié à la nature particulière de son esprit ; chacun d’eux, à son apparition, était salué par un surnom tiré de la similitude plus ou moins réelle qu’on lui prêtait avec tel ou tel membre du parlement. « Voilà, disait-on, Smith, notre président, que n’égale pas le président de la chambre des communes. Voilà Cheetam, notre Disraeli. Voilà Whittle, notre Hume. » Il y en avait d’autres encore dont le peuple comparait la voix à celle du tonnerre : c’était Gallagher et Mortimer Grunwhaw, « la tempête du comté de Lancastre. » Ces derniers jouissaient l’un et l’autre d’une grande faveur auprès des masses ; ils étaient moins bien vus des autres chefs de l’agitation, qui doutaient de la délicatesse de Grunwhaw, et qui, jaloux sans doute de la supériorité d’éducation de Gallagher, disaient de lui :