Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/304

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le sous-lieutenant Baldissero s’approcha discrètement et lui frappa sur l’épaule. Sa physionomie exprimait une bienveillance inaccoutumée et luttait d’une façon singulière avec l’air de sévérité qu’il s’efforçait de prendre. Tous les soldats s’étaient levés par respect ; il leur fit signe de se rasseoir.


« — Vous avez aujourd’hui, dit-il au Romain, commis une insolence à mon égard.

« — En quoi ? demanda Tiburzio impassible, et dans l’attitude irréprochable du soldat sans armes devant son chef.

« — Sur le pont, en face de l’ennemi, vous avez osé me repousser pour passer avant moi.

« Mario ne répondit pas et resta immobile.

« — Que cela ne vous arrive plus, poursuivit le jeune officier. Une autre fois je vous fendrais la tête avec mon sabre.

« — Votre seigneurie a raison, dit froidement Tiburzio. Elle aurait le droit de le faire ; mais ce matin il s’agissait de courir, et je devais bien être le premier, moi qu’un beau (bellimbusto) de Turin a appelé, en présence du frère de votre seigneurie, un des héros aux pieds rapides.

« Le contino rougit un peu.

« — Vous avez encore ce mot-là sur le cœur ? dit-il.

« — Non, répondit simplement Mario.

« Baldissero garda un moment le silence, puis il reprit, non sans quelque hésitation : — J’écrirai à mon frère, afin qu’il sache, ainsi que ses amis, combien ils se trompaient sur votre compte.

« Pour toute réponse, Tiburzio fit une légère inclination qui signifiait ce qu’il croyait peu convenable de dire plus explicitement : — Il m’importe peu…

« Le jeune lieutenant restait là sans mot dire et ne savait trop quelle contenance garder ; Mario porta la main droite à la visière de sa casquette pour prendre congé.

« — Attendez, lui dit vivement Baldissero ; je vous ai fait inscrire au nombre de ceux qui méritent la médaille.

« — Merci, lieutenant, dit Mario sans témoigner aucune joie.

« Le lieutenant continua : son embarras semblait augmenter à chaque parole.

« — Jusqu’à présent, dit-il, je vous ai peut-être paru trop sévère et même animé envers vous de sentimens hostiles. Après votre conduite dans l’engagement d’aujourd’hui, je veux vous dire que je vous ai donné toute mon estime. Vous êtes un brave soldat.

« — Ceci, monsieur le comte, est vraiment de votre part un noble trait. Je remercie votre seigneurie, je reconnais en elle un homme de cœur.

« Le contino, flatté de cet éloge, fit un mouvement pour donner la main au volontaire ; mais l’orgueil aristocratique et la dignité de son grade le retinrent, il se borna à un signe de tête que Mario voulut prendre pour l’autorisation de se retirer. En s’éloignant de son côté, le jeune lieutenant murmurait entre ses dents : — Quel dommage qu’un si vaillant soldat soit un libéral et un plébéien ! »