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« En même temps il repoussait de la main gauche les deux jeunes fats et les renvoyait chancelans à quelques pas, tandis que de la droite il saisissait San-Luca par les revers de son habit et le soulevait en l’air comme il aurait fait d’un enfant. — Misérable ! s’écria-t-il en lui imprimant une violente secousse, pour faire à autrui de semblables outrages, il ne suffit pas de l’audace ! — Et il le jeta sur ses compagnons, qui revenaient timidement à la charge. Puis il se retourna vers ses propres amis : — Venez ! leur dit-il impérieusement, et il s’éloigna à pas lents, non sans se retourner de temps en temps en arrière, comme un lion qui bat en retraite. San-Luca avait eu toutes les peines du monde à se retenir pour ne pas tomber ignominieusement à terre. Il était pâle comme la mort.

« Cette scène s’était passée en moins de temps qu’il n’en faut pour la raconter. Les oisifs du café, appartenant pour la plupart à l’aristocratie de naissance, s’approchèrent avec empressement de San-Luca, soit par curiosité, soit pour lui porter secours. Personne n’osa suivre Mario et lui demander compte de ses procédés, peu usités dans le monde élégant. Il s’éloignait silencieux, sombre, préoccupé. Tout à coup il s’arrête, et ne pouvant plus contenir sa colère : — Être insulté par ces muguets-là, dit-il en se frappant la tête, et ne pas les tuer ! Ah ! ils ne sauront jamais, les étourneaux, qu’il faut plus de courage qu’ils n’ont d’impertinence pour refuser un duel après de tels affronts, et ronger son frein avec patience, parce qu’on a un noble but à poursuivre !


Le lendemain, Tiburzio partait pour Chivasso, où se trouvait la compagnie de bersaglieri dont il faisait partie. Le capitaine était un certain comte Baratoggi, grand et bien pris de sa personne, aux traits réguliers et virils. De beaux yeux noirs animaient son visage, encadré d’une barbe également noire et bien fournie. Minutieux et sévère pour ses soldats en temps de paix, il faisait preuve, depuis que le danger approchait, d’une douceur en fait de discipline qu’on avait peine à s’expliquer. Du reste, personne ne parlait avec plus d’ardeur que lui de l’indépendance italienne, et la plupart de ceux qui servaient sous ses ordres le considéraient comme l’un des meilleurs patriotes de l’armée. Mario seul hochait la tête. Attendons la fin, disait-il. Sa réserve n’était que trop fondée. Lorsqu’eut lieu le premier engagement, on chercha partout le comte Baratoggi : il n’était plus à la tête de sa compagnie, il ne se trouvait nulle part. Il ne reparut que le soir, après la victoire, pour s’associer à la joie des vainqueurs, donner des éloges à ceux qu’il apprenait s’être le plus distingués, et promettre des récompenses. La veille de la bataille de Goïto, il eut soin de s’aliter et de se déclarer gravement malade ; le chirurgien appelé ordonna quelques potions d’eau sucrée et se retira en haussant les épaules. Le surlendemain, le malade était sur pied ; jamais il ne s’était mieux porté.

Le contino de Baldissero, l’un de ses lieutenans, était presque