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lait avec un singulier intérêt de ce fameux brigand, des bons offices qu’ils s’étaient réciproquement rendus, et de certains trésors cachés, personne ne savait où[1].

Quoi qu’il en soit, c’est en Europe qu’Athanase reparut ouvertement sur la scène du monde. Il y reparut, je m’en souviens, en qualité de prince arménien possédant d’immenses richesses, connaissant les secrets de tous les états, promenant un magnifique costume de fantaisie qu’il faisait passer pour le vêtement ordinaire de tous les Arméniens de condition, faisant sa cour aux dames, jouant gros jeu, envoyant et acceptant force cartels, marchant bras dessus, bras dessous, avec les grands seigneurs les plus riches et les plus titrés, marchandant des terres et des duchés qu’il n’achetait pas, parce que l’embarras du choix était trop grand. Il fut sur le point d’épouser une jeune fille belle et riche, que sa bonne mine et ses vaillantes allures avaient fascinée. Il s’arrêta cependant sur le seuil du mariage, soit par un scrupule de conscience, soit par la crainte d’appeler une curiosité importune sur ses antécédens. Pendant les quelques années qu’il passa en Europe, Athanase fit de grosses dépenses. D’où lui venait tant d’argent ? Il en gagna sans doute une bonne partie au jeu, il en emprunta aussi considérablement ; mais il est difficile de croire que ses revenus se limitassent à ces deux branches d’industrie. Sa bourse d’ailleurs était encore assez bien garnie lorsqu’il rentra à Constantinople, accompagné d’une beauté un peu sur le retour, qu’il appelait respectueusement madame la comtesse, et qui n’était en réalité qu’une aventurière du midi de l’Italie. Force lui fut, en arrivant à Constantinople, de déposer son titre de prince arménien, personne dans cette capitale n’ignorant qu’il n’existe pas de princes arméniens sur la terre ; mais il continua de jouer son rôle

  1. Je ne trace pas tout à fait ici un portrait de fantaisie. J’ai voyagé en compagnie de l’étrange personnage qui figure dans cette histoire, et dont je me borne à changer le nom. J’ai retenu un des récits que me faisait cet homme, que j’ai dû employer comme guide et interprète. Pendant une journée de marche qui nous avait conduits au milieu d’un ravin dominé par des rochers à pic, il me racontait les scènes de carnage dont ce ravin avait été le théâtre. Lui-même un jour s’y était trouvé au milieu d’une quarantaine de morts et de mourans, que des bandits avaient abandonnés dans ce lieu désert, probablement à la suite d’une lutte acharnée. Il s’était approché d’un blessé gémissant, et il se préparait à lui porter secours, lorsqu’une voix se fit entendre au-dessus de sa tête : « Passe ton chemin sans t’arrêter ni regarder derrière toi, Athanase ; je te connais, et je serais fâché qu’il t’arrivât malheur ; mais si tu t’arrêtes ici, je ne pourrai rien pour toi. — Laisse-moi emporter ce blessé, et je pars, répondit l’intrépide Athanase, le bon Samaritain. » La réponse se fit attendre un moment, mais elle fut favorable. « Soit, reprit la voix ; mais toi et lui, oubliez ce que vous avez vu ici, ou vous aurez à vous en repentir. » Athanase avait reconnu la voix : c’était celle d’un ancien ami, devenu chef de brigands ; mais il garda fidèlement le secret, et il ne s’en était pas mal trouvé, m’a-t-il dit.