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comme lui, écraser l’infâme ; il est tout juste assez libre penseur pour que les philosophes, ses contemporains, puissent l’aimer. La correspondance qu’ils entretiennent avec lui est pleine d’éloges, sur lesquels Vauvenargues revient peut-être avec trop de complaisance, oubliant que la meilleure manière de s’en défendre eût été de les passer sous silence. On lui pardonne toutefois ses involontaires contentemens d’amour-propre en faveur de cette phrase : « Vous n’êtes peut être pas le seul, écrit-il à Mirabeau, qui vous grossissiez mon idée ; mais je suis trop près de moi pour m’éblouir. Tout le monde l’aimait, à la réserve de cet ingrat petit chevalier de Mirabeau, qu’il ne pouvait, dit-il avec infiniment de grâce, aimer gratis ; mais on ne peut croire qu’il attachât de l’importance à la légèreté de cet enfant, et malheureusement rien n’est venu nous apprendre en quelle occasion « il a été dans ses disgrâces méconnu de ceux qu’il aimait. » Cette affection générale des esprits les plus divers et les plus éminens pour un jeune homme si grave est le plus bel éloge de la noblesse de son caractère et de ses agrémens personnels, après celui que M. Gilbert a fait de lui, en le faisant mieux connaître.

Et par là il ne faut pas entendre seulement la publication de sa correspondance. La nouvelle édition mêle aux œuvres déjà connues de Vauvenargues une foule de passages inédits dont l’intérêt est très grand, soit pour leur valeur intrinsèque, soit pour ce qu’ils nous révèlent sur sa manière de composer. En quelque lieu qu’il se trouvât, il observait toutes choses et tout le monde ; puis il consignait ses observations par écrit, et dans la rédaction définitive, il ôtait tout ce qui en pouvait indiquer l’origine. Plusieurs maximes, inédites se recommandent par la nouveauté ou la profondeur de la pensée. Les caractères inédits, les Réflexions sur différens sujets, ajoute également beaucoup à ce que nous savions de la pensée de Vauvenargues. On y peut voir en quelques passages des préoccupations qui, quelques années auparavant, eussent paru fort étranges, et qui font pressentir, M. Gilbert l’a justement remarqué, la grande voix de la révolution.

On a peine à comprendre que tant de précieuses pages aient été négligées par les précédens éditeurs. S’ils ne les ont pas connues, comment n’ont-ils pas su ou voulu remonter à la source, et, au lieu de se contenter de e qu’ils avaient, rechercher ce qu’ils n’avaient pas ? C’est l’honneur de notre siècle d’exiger en toutes choses l’exactitude et la vérité. M. Gilbert a compris les obligations que l’état de la science et des esprits lui imposait, il les a remplies avec conscience. : il nous a donné une édition de Vauvenargues double au moins de toutes celles que nous possédions et enrichie d’un grand nombre de pages admirables ou curieuses ; il a complété son travail en nous fournissant toutes les indications historiques, biographiques, littéraires, grammaticales, qui peuvent mettre en éveil le lecteur le moins attentif, et résoudre les questions à l’instant même où elles se posent. Ces deux volumes seront longtemps, sinon toujours, le dernier mot de la critique sur le plus aimable et le plus malheureux des moralistes.


F.-T. PERRENS.


V. DE MARS