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envers lui-même ; pour « ces fautes irréparables que sa sagesse même n’a pu l’empêcher de commettre, » j’en cherche en vain la trace, à moins qu’on n’entende, par là sa résistance bien excusable aux vœux d’une famille qui voulait l’enterrer vivant, ou ce coup de tête qui lui fit quitter l’armée, et que justifient tout ensemble le soin de sa santé et les conseils de Voltaire.

« Quand la fortune a paru se lasser de poursuivre Clazomène, quand l’espérance trop lente commençait à flatter sa peine, la mort s’est offerte à sa vue. » Nous savons maintenant quelle était cette espérance : Voltaire avait dû lui apporter les promesses du ministre. Le renoncement à cette carrière, dont Vauvenargues avait fait son plus beau rêve d’avenir, dut être une des grandes douleurs de sa vie. Sa réputation d’écrivain ne se faisait pas vite, et il eût avec joie déposé la plume pour courir le monde sous un titre officiel ; mais sa vue était décidément presque perdue, sa maladie de poitrine n’avait fait qu’empirer ; deux ans avant sa mort il avait eu une petite-vérole de l’espèce la plus maligne, qui l’avait complètement défiguré. Pour comble de misère, il avait eu les jambes gelées pendant la désastreuse retraite de Prague à Egra, et, à la suite de la petite-vérole, l’engelure avait dégénéré en plaie. Depuis longtemps il prévoyait sa fin. Le 28 mars 1746, alors qu’il lui restait encore plus d’un an à vivre, il écrivait à son ami Villevieille : « Songez un peu plus sérieusement à venir ici ; vous y viendrez trop tard pour moi si vous différez davantage, car je suis toujours accablé de maladies, et j’ai perdu en quelque sorte l’espérance de rétablir ma santé. Ces plaintes sont d’autant plus remarquables, qu’on les chercherait en vain dans tout le reste de sa correspondance ; il y parle de lui aussi peu que possible. Aucun de ses amis, à la réserve de Saint-Vincens, qui, était à Aix, ne connut sa détresse pendant sa vie. « Il est mort en héros, écrit Voltaire,.sans que personne en ait rien su. »

« Toutefois, qu’on ne pense pas que Clazomène voulût changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles ; la fortune peut se jouer des gens courageux, mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage. » Ces paroles admirables ne sont pas de vains mots à la manière d’un Sénèque, qui aurait d’autres pratiques. Vauvenargues leur donne par sa conduite le plus éloquent commentaire, et il faut savoir gré à M. Gilbert d’avoir produit pour la première fois, un fait qui est si grandement à son honneur. « Toute la Provence est armée, écrit Vauvenargues à Saint-Vincens, et je suis ici bien tranquillement au coin de mon feu ; le mauvais état de mes yeux et de ma santé ne me justifie point assez, et je devrais être où sont tous les gentilshommes de la province. Mandez-moi donc, je vous prie, incessamment s’il reste encore, de l’emploi dans nos troupes nouvellement levées, et si je serais sûr d’être employé en me rendant en Provence. Offrez mes services pour quelque emploi que ce soit, et n’attendez point ma réponse pour agir. » Quand Vauvenargues écrivait ces lignes six mois à peine le séparaient de la mort ; il est doutant plus admirable qu’il ne se faisait aucune illusion sur le résultat funeste qu’aurait pour sa santé ruinée son entrée en campagne : le maréchal de Belle-Isle ayant refusé les troupes qui s’offraient spontanément à lui, Vauvenargues avoue simplement à son ami qu’un voyage en Provence n’aurait pu qu’aggraver les maladies dont il était atteint.

On voit quelles lumières inattendues la nouvelle édition jette sur la vie et