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assez des justes observations qu’il avait faites par lui-même, voici l’implacable bon sens de Voltaire qui vient au secours de son esprit, en danger de s’abêtir dans les camps. Dans la plupart de ses lettres, Voltaire lui reprochait amicalement, mais avec force, de s’engourdir dans un métier où un âne, du moins au rang de capitaine, vaut tout autant qu’un homme supérieur. C’est alors qu’il se décide à solliciter un emploi dans la diplomatie, où il espérait trouver plus de repos pour son corps et plus d’activité pour son esprit. Il faudrait citer, comme modèles de l’art de demander sans bassesse, les placets qu’il adresse au roi, au ministre Amelot, au duc de Biron. Peut-être est-il difficile, écrit-il à Louis XV, qu’une confiance si extraordinaire se trouve dans un homme tel que moi, sans quelque mérite qui la justifie. Personne ne lui ayant répondu, Vauvenargues ne crut pas devoir subir l’injure de ce silence. Il revint à la charge, mais cette fois en envoyant sa démission de capitaine au régiment du roi, accompagnée de quelques paroles amères. Les réponses arrivèrent enfin : celle du duc de Biron n’était qu’un froid accusé de réception ; Amelot donnait au pétitionnaire des espérances vagues. Vauvenargues, devenu défiant, n’y vit que de l’eau bénite de cour. C’est sans doute à la conduite de ces deux personnages qu’il fait allusion, lorsqu’il dit qu’il a été offensé de ceux dont il ne pouvait prendre vengeance. Sa susceptibilité, légitime à l’égard de Biron, de qui il était connu, paraît exagérée à l’égard d’Amelot, fort excusable de ne pas accueillir sans plus ample informé une ambition dépourvue de garantie, et de ne pas deviner un diplomate accompli dans un homme sorti de ces camps où l’on sait mal farder la vérité. Au surplus, à la recommandation de Voltaire et peut-être de la reine, qui avait voulu lire les œuvres du jeune philosophe, et les avait reçues de sa main par l’entremise de Voltaire lui-même, Amelot conçut bientôt le projet de lui être sérieusement utile. Vauvenargues apprit plus tard que la première vacance dans les légations lui était réservée. Son malheur voulut que ce commencement de réparation vînt trop tard : l’excès de la maladie le força de remercier le ministre des desseins qu’il avait sur lui.

Il était déjà entré dans la dernière période de sa courte existence. Le travail forcé d’homme de lettres, auquel il se livrait pour vivre, contribua peut-être à l’abréger. « Je suis au désespoir, écrivait-il, d’être réduit à un parti qui me répugne autant dans le fond qu’il déplaira à ma famille. » Ses parens et ses amis, pensant qu’il dérogeait, l’accablèrent en effet de moqueries. Il finit pourtant par se faire une raison et par comprendre qu’il vaut mieux déroger à sa qualité qu’à son génie. La fortune ennemie lui refuse l’honneur de faire de grandes choses ? Eh bien ! il écrira de grandes pensées. Après tout, « Richelieu, La Rochefoucauld et autres grands hommes sont aussi connus par leurs écrits que par leurs actions immortelles. »

Apportait-il du moins de véritables aptitudes au métier d’auteur ? Il est permis d’en douter et de croire que pour lui comme pour Rousseau la meilleure source d’inspiration eût été de n’avoir pas à compter, pour vivre, sur le travail de sa plume, et d’avoir son existence de chaque jour assurée par un labeur d’une autre nature. Il se mit à l’œuvre cependant de cœur et d’âme ; mais « ni son travail continuel, ni son ardeur à bien faire, ni son attachement à ses amis ne purent fléchir la dureté de sa fortune. » Je ne vois chez lui que quelques travers d’esprit, qu’il exagère dans sa sévérité