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vieux manoir lui paraissait une condition pire que la mort. S’il liait le jeu comme la fièvre c’est peut-être, comme pour le commerce des femmes, par nécessité, sa fortune ne lui permettant pas les grandes dépenses ; son goût était aux spectacles, aux grandes villes, aux voyages, à la vie errante : ses lettres nous prouvent que, malgré ses embarras d’argent, il ne savait pas rester longtemps en place. De Besançon, d’Arras, de Metz, de Verdun où il tint successivement, garnison, il court à Paris, où tout l’attire, et à Aix, où le ramènent les devoirs de famille.

Il séjourne à Paris tant qu’il a de l’argent et du loisir ; mille contrariétés et dégoûts le chassent d’Aix presque au lendemain de son arrivée. « Il est vrai, dit-il, que je n’aime pas la Provence, mais ce n’est pas par réflexion ; je haïrais moins ses défauts si les miens y étaient ignorés ; si l’on m’approuvait davantage, je blâmerais beaucoup moins. Ce que je sens, c’est l’opposition constante qui est entre mon caractère et les mœurs de ce pays-ci. Je n’aime pas la contrainte et cherche à m’en affranchir. Je m’ennuierai, à Paris, mais pas plus qu’ici, et j’y gagnerai peut-être du côté de la santé. Ce n’est pourtant pas là l’avis de mes parens ; ils disent que j’ai engraissé en Provence, que je vais perdre tout cela à Paris, et, que ma santé n’est qu’un prétexte pour m’éloigner d’eux. » Que de discussions domestiques ce peu de mots laisse entrevoir ! Mais si l’on veut comprendre tout l’ennui qu’elles devaient causer à Vauvenargues, il faut se mettre à la place d’un officier au régiment du roi, dont le traitement était loin de suffire à ses voyages, sans cesse renouvelés. Il fallait donc y renoncer ou demander de l’argent à son père, humiliation cruelle quand on est sûr ou d’être rebuté ou de n’obtenir qu’au prix d’amères remontrances. La correspondance ne nous apprend point si le père se lassa plus tôt d’accorder que le fils de demander ; mais nous voyons de très bonne heure Saint-Vincens devenir d’abord prêteur ; puis intermédiaire mystérieux entre son ami et d’autres capitalistes. Je n’énumérerai point les négociations que Vauvenargues entreprit, ni les usuriers auxquels il s’adressa : quelques mots suffiront pour donner une idée de ses embarras. Il avait demandé cent pistoles à l’archiprêtre de la cathédrale de Sisteron. Cet ecclésiastique, apparemment pour se débarrasser de lui sans impolitesse, répond qu’il n’a que cent écus à sa disposition. Vauvenargues s’empresse de les accepter, et la seule excuse qu’on puisse trouver à ce manque de dignité, c’est qu’il avait besoin d’argent pour payer à Saint-Vincens l’intérêt des sommes qu’il lui devait. Comme on dit vulgairement, il ouvrait un trou pour en boucher un autre. Parmi les mille combinaisons qui lui passaient par la tête, une des plus singulières est assurément celle dont il entretient son confident au sujet de M. d’Oraison. Il voulait faire un emprunt à ce seigneur ; mais quelle garantie pouvait offrir un pauvre capitaine qui n’avait que la cape et l’épée ? Il imagine alors de s’engager à épouser l’une des deux filles de M. d’Oraison, avec une dot raisonnable, si, au bout de deux, ans, il n’a pas restitué dans son intégrité la somme prêtée. Il serait injuste de voir dans cette bouffonnerie autre chose qu’une de ces rares lueurs de gaieté qui éclairent de temps à autre la correspondance de Vauvenargues. Jamais il n’eut l’intention de donner suite à cette idée en l’air, et il a tellement peur, que Saint-Vincens, qui doit pourtant le bien connaître, prenne le change, qu’il ajoute aussitôt : « Comme il est impossible à un fils de famille de