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degré d’évidence devant lequel il n’y a plus de place pour le doute et l’hypothèse. C’est donc la correspondance inédite que je me propose d’interroger, afin de dégager sommairement les principaux résultats de l’enquête ouverte par M. Gilbert. Je serai aidé dans ce travail, il n’est que juste de le dire, par les notes nombreuses et bien choisies que le nouvel éditeur emprunte aux commentaires quelquefois inédits de Voltaire, de Suard, de Marmontel, etc., ou qu’il tire de son propre fonds.

Presque toutes les lettres de Vauvenargues, qui viennent pour la première fois de voir le jour, sont adressées au président de Saint-Vincens ou au marquis de Mirabeau, le père du célèbre orateur. Encore que M. Gilbert les range, non sans raison, par ordre de date, elles pourraient former deux séries, car, suivant la personne à qui elles sont écrites, la nature des idées en est très différente. Saint-Vincens, c’est l’ami de cœur : avec lui Vauvenargues n’a pas de secrets, il le met de moitié dans les affaires les plus pénibles de sa vie, négociations pécuniaires, démêlés avec sa famille, etc. Mirabeau n’est l’ami que de son intelligence, il l’entretient de tous les grands sujets sur lesquels se porte naturellement un esprit élevé. Il n’en faut pas davantage pour expliquer comment les lettres à Saint-Vincens, plus précieuses pour le biographe, le cèdent en intérêt littéraire aux lettres à Mirabeau, et, si elles nous font apprécier l’honnête homme, n’ajoutent pas beaucoup à la gloire de l’écrivain. Ce qui contribue encore à l’attrait de la correspondance avec le fougueux ami des hommes, c’est que nous avons les lettres de ce dernier, tandis que celles du président nous manquent. D’ailleurs le tour d’esprit de cette tête à l’envers, que Voltaire appelait un fou avec de bons momens, n’a pu être sans influence sur une âme aussi impressionnable que celle de Vauvenargues. On n’écrit pas, comme le marquis de Mirabeau, quatre cents volumes de manuscrits sans remuer beaucoup d’idées, et quoique avec cette rage de griffonner on ne puisse que désapprendre à écrire, on force du moins ses correspondans à se tenir en haleine et à suivre dans leurs réponses ce prodigieux mouvement d’esprit. Ajoutons, pour n’y plus revenir, que plusieurs des lettres de Mirabeau sont remarquables.

Que nous apprend en somme ce commerce épistolaire ? Que Vauvenargues, loin d’être un contemplatif, comme on était autorisé à le conjecturer d’après ses écrits déjà connus, a été surtout un homme d’action ou plutôt avide d’action, désireux de conduire ses semblables plutôt que de les instruire, amoureux de la gloire, ambitieux autant qu’on peut l’être sans cesser d’être honnête. Quelques-unes de ses meilleures pages semblaient annoncer un chrétien fervent ; il faut reconnaître aujourd’hui qu’il appartenait par l’esprit à l’école philosophique, et que, si les besoins de son cœur l’empêchèrent de s’engager tout à fait dans les rangs de la philosophie militante, ses pages chrétiennes ne sont qu’un pur exercice oratoire ; sa place dans l’histoire de la lutte religieuse au XVIIIe siècle est à égale distance de Pascal et de Voltaire.

Entrons dans le détail, rien ne saurait être plus curieux. La critique avait parfaitement compris que Vauvenargues s’est peint lui-même dans ses caractères ; mais, s’il se trouve un peu partout, où est-il de toutes pièces ? Clazomène est son portrait, avait dit M. Villemain ; M. Sainte-Beuve croit aussi le retrouver dans l’Homme vertueux dépeint par son génie. L’édition nouvelle vient complètement justifier ces deux opinions ; il y a seulement