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à l’aliéné qui se sent faible et désarmé en face d’un maître, et se soumet sans résistance toutes les fois qu’une crise violente n’éteint pas absolument les notions du bon sens. Aussi se plie-t-il sans peine aux exigences d’une vie régulière et tranquille. L’amour-propre et la bonté tempèrent la force. Les Gheelois sont fiers de montrer un pensionnaire bien nourri et d’une santé florissante ; c’est l’orgueil de la maison, tandis que son état chétif les humilie. Être admis sur la liste des nourriciers autorisés est un signe de considération, en être rayé une cause de discrédit. Le mobile de l’intérêt combine sans doute avec l’honneur pour inspirer une conduite digne ; mais ce double ressort n’en acquiert que plus de solidité, sans que le nourricier perde aucun droit à l’estime.

Faut-il avouer que l’on a vu la politique se mettre de la partie ? Hélas oui ! — il n’est pas tout-à-fait sans exemple que les aliénés soient devenus des enjeux électoraux. Accorder un bon pensionnaire, en imposer un mauvais, ce fut parfois l’amorce d’un bon vote ou la punition d’un mauvais. Comme les Gheelois, catholiques ou libéraux, sont de braves gens, les aliénés n’en étaient pas beaucoup plus mal ; mais une atteinte grave était portée au principe de l’institution. Ces déviations temporaires n’ont heureusement pas altéré les bons sentimens de la population, et des manifestations touchantes, dont nous citerons quelques exemples, ont maintes fois montré combien sont vives les sources qui jaillissent du cœur humain livré à ses naïves inspirations.

Une femme d’une belle et noble figure, d’une éducation distinguée, avait été trouvée folle à Bruxelles sans que jamais on eût pu obtenir aucun renseignement sur ses antécédens. D’après ses vagues et incomplètes réponses, elle était née dans l’Ile-de-France, ou son père avait joué un rôle lors de la révolution française. Confiée à une famille de cultivateurs aisés de Gheel, elle y fut accueillie avec une délicate déférence pour sa grandeur probable, mais déchue Pendant vingt ans, elle dîna seule, assise à une petite table que garnissait une nappe blanche, servie par le nourricier et sa femme, qui se tenaient à une table séparée. Sur la remarque que l’inspecteur en fit un jour à l’hôte : « Que voulez-vous ? lui répondit ce dernier. Notre petite dame doit être d’une bonne famille, et nous la respectons beaucoup. — Cependant vous ne recevez que la pension des indigens ? — C’est assez, monsieur le docteur ; nous aimons notre petite dame, et je voudrais bien pouvoir la conserver longtemps. Je sais bien que ce que nous faisons, personne ne pourrait le payer ; mais nous n’avons pas d’enfans, et c’est notre société. » Quel démenti aux désolantes maximes de La Rochefoucauld !

Les bons procédés s’étendent souvent aux parens de aliénés : quand ils sont trop pauvres pour offrir des présens, il n’est pas rare