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égards et l’attachement de ses hôtes. Nous-même avons été doucement ému en voyant dans les rues de Gheel un vieillard qui portait deux enfans dans ses bras, et que deux autres suivaient pas à pas comme un bon grand-père. Dans cette âme, le foyer intellectuel était peut-être éteint, ou ne projetait que d’incertaines et pâles lueurs, tandis que le foyer affectif, par sa chaleur et sa lumière, révélait encore toute la grandeur morale de l’homme, même dans ses plus tristes misères.

Le trait suivant, raconté par le docteur Biffi, de Milan, un des défenseurs les plus fermes de Gheel, montre à quel degré peut atteindre cette heureuse influence. Une femme de Gheel se trouvait enfermée dans une chambre avec un aliéné, lorsque tout à coup éclate un accès de fureur. Le danger était grand, la présence d’esprit fut plus grande encore. Elle prend l’enfant qu’elle portait dans ses bras et que le furieux aimait, le dépose dans les mains de celui-ci, et profite de la distraction que cette surprise amène pour s’esquiver par la porte : là, cachée derrière la fenêtre, elle suit de l’œil et du cœur le manège du fou. Merveilleux calcul ! l’enfant avait entièrement et subitement calmé le furieux, qui, l’ayant caressé et posé à terre, jouait avec lui. Quelques minutes après, la mère put rentrer ; l’orage était dissipé. Il faut aller à Gheel pour voir des mères si confiantes et des aliénés si dociles. Nul ne trouva à redire à cette conduite : la mère avait mesuré avec justesse la séduction de l’enfance !

Quand l’égalité d’âge invite à l’amitié, elle devient souvent très vive entre les enfans de la maison et l’aliéné. Il est une famille où se trouve en pension une jeune insensée, en même temps sourde et muette. Pour les filles de l’hôte, elle est devenue une compagne nécessaire, une sœur chérie. Lorsqu’elles travaillent ensemble, entrez et annoncez que vous venez retirer l’infortunée pour la ramener à l’hospice : à l’instant, un cri d’effroi, suivi de la fuite précipitée de toutes ces jeunes filles entraînant leur amie, vous révélera combien est vive l’alarme de leur tendresse.

Le rôle médical de Gheel s’inspire de sentimens d’un ordre plus élevé encore. Les Gheelois ont foi dans leur mission providentielle, foi dans les anciens miracles qui ont prédestiné leur pays à la guérison de la folie, foi dans leur propre puissance. Esquirol exprimait un jour à un paysan du lieu ses inquiétudes pour les cas de fureur. Celui-ci se rit de ses craintes et lui dit : « Vous ne savez pas ce que c’est que ces gens-là ; je ne suis pas fort, et cependant le plus furieux n’est rien pour moi » Ainsi parlent tous les habitans. Le sentiment d’une puissance privilégiée et illimitée s’insinue dans l’âme du paysan gheelois dès l’enfance, par l’exemple et la tradition. Cette puissance croît avec la force musculaire et l’expérience ; elle s’impose