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communauté d’existence, et par cette puissance de l’habitude qui naît des soins prodigués avec dévouement. Le père de famille reçut, il mérita le titre de père nourricier de son malade, et l’on vit dès lors, en plein moyen âge, en des temps de mœurs barbares, les habitans de Gheel, sans aucune lumière scientifique, par le développement naturel d’un fait issu des sources vives de la foi religieuse, mais fécondé par le cœur et l’intérêt, pratiquer les véritables règles du traitement de l’aliénation mentale telles que la science médicale ne devait les reconnaître qu’au XIXe siècle : la liberté d’action et de circulation, le travail des champs, la sympathie active et dévouée, la vie enfin, loin de la résidence ordinaire, dans une famille adoptive.

Cependant, à travers une durée de dix siècles, le régime et le traitement des aliénés n’avaient pu échapper à l’influence des idées dominantes sur l’aliénation, idées qui, en Belgique comme dans toute l’Europe, étaient sévères plutôt que bienveillantes. Si les principes et les sentimens restèrent excellens, les détails d’exécution ne furent pas toujours irréprochables : ils ne le sont pas encore. Pouvait-il être donné, même aux meilleures inspirations, d’atteindre du premier coup au sommet de la science moderne qui, sous les masques diversifiés à l’infini de la folie, discerne une simple altération de la raison et de la volonté, ou une lésion du système nerveux, l’une et l’autre généralement inoffensives, pourvu qu’elles soient simplement surveillées sans contrainte : état particulier de l’âme, dommageable au seul malade sans être un péril pour la société ?

Divers règlemens, dont les plus anciens ne remontent pourtant pas au-delà de l’année 1676, autorisèrent l’emploi de chaînes ou liens pour empêcher « les fous ou sots » de nuire à personne, et prescrivirent diverses mesures, les unes préventives contre ces derniers, les autres répressives contre les nourriciers. Ceux-ci inclinaient beaucoup au laisser-aller. « Ah ! mon fou ou commensal n’est pas méchant, disaient-ils ; il ne fait de mal à personne, bien plus, c’est le meilleur enfant du monde, » rapporte un arrêté de 1754, qui se plaint fort de ce langage, et trouve très mal que « l’on ne puisse faire de distinction entre un homme fou et un homme raisonnable ! » L’amour-propre des autorités est évidemment un peu humilié de cette confusion.

À travers des alternatives de rigueur et de relâchement dans l’intervention municipale, la fondation charitable de Gheel se conserva sans modifications graves, par le seul appui des mœurs, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Conquise en 1795, la Belgique avait été divisée en 1801 en départemens français. La modeste institution, qui accomplissait silencieusement son utile destinée, ignorante d’elle-même, inconnue des médecins, dédaignée des administrations belges,