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règlement disciplinaire. À Gheel, rien de semblable. Ici la population se compose en majorité d’habitans indigènes, sains d’esprit comme de corps, et en minorité de pauvres fous, émigrés venus du dehors, vivant côte à côte et pêle-mêle avec les gens du pays sur le pied d’une fraternelle égalité, intimement associés à la vie des familles, au mouvement des rues, aux travaux du ménage et des champs, admis même aux solennités de la religion et aux fêtes patriotiques. Seule l’inégalité de raison distingue les citoyens de la commune de leurs hôtes aliénés, et de ce contraste intellectuel, qu’adoucit un rapprochement tout volontaire, naît un bienveillant patronage de l’homme raisonnable sur l’insensé, dont le premier accepte la responsabilité morale et légale. Sous la simple garantie de cette tutelle, le calme et la sécurité règnent à Gheel autant qu’en un lieu quelconque du monde. Il s’y trouve pourtant réunis de 7 à 800 aliénés sur une population totale de 9 à 10,000 âmes, soit un douzième à peu près de la population qui est et qui vit au grand air en état de démence.

Tel est le fait (y a-t-il témérité à le qualifier de phénomène ?) qu’il nous a été donné d’observer sur place il y a quelque temps. Il est peu connu des médecins, à peu près inconnu des hommes du monde ; nous voudrions, par un fidèle récit de nos impressions et de nos informations, concourir à le faire connaître et apprécier.


I. – LE PAYS, L’HISTOIRE, LE BOURG, L’EGLISE.

Pour se rendre à Gheel, le voyageur partant de Bruxelles suit le chemin de fer de Malines à Anvers jusqu’à la station de Contich. Là il entre dans les wagons de l’embranchement qui mène à Turnhout, et les quitte à la gare d’Herenthals. Dans cette petite ville, il prend une diligence qui dessert Gheel deux fois par jour. Le trajet se fait en deux heures, dans la solitude, par une belle route ombragée d’arbres. En automne, seule saison où nous l’ayons vu, le paysage est grave, l’horizon gris, le ciel doux et humide. C’est l’atmosphère du nord au-dessus des sables du midi. Sur l’uniformité des landes s’élève dans tous les sens, à perte de vue, la poétique, mais improductive bruyère, entremêlée à un court et vert gazon. Cependant des massifs plus sombres de jeunes sapinières coupent fréquemment la monotonie de ces plaines, et les ondulations du terrain ravivent par quelques traînées d’ombres la lumière pâle de la nature. Sur ce fond sévère, calme plutôt que triste, se détachent çà et là, seuls incidens du voyage, de rares fermes, à la pauvre apparence, aux murs pétris en terre, aux toits de chaume délabrés ; de maigres petits champs les entourent et en indiquent l’importance par leur propre étendue.