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même, fit un faux pas. Furieux d’avoir perdu le prix, il mit pied à terre, et l’assomma d’un coup de poing. Le pauvre animal tomba mort, comme s’il eût été frappé de la foudre. Voilà ce que c’est que le lord Aberfoïl, comte de Kilkenny, mon ennemi personnel.

— Comment êtes-vous devenus ennemis?

— Par hasard. Je nage comme un esturgeon, et lui comme un alligator. Un jour, nous nous rencontrâmes aux chutes du Niagara. Il paria qu’il traverserait la rivière d’un bord à l’autre, à trois cents pas au-dessous des chutes, et que personne n’oserait le suivre. Tous les assistans se moquèrent de lui. Il avait bu, il s’échauffa et se vanta qu’aucun Canadien français n’oserait faire ce que faisait un Anglais. Tu sais le peu de sympathie des deux races. Nous ne supportons les habits rouges qu’à la condition de ne les voir jamais et de n’en être pas gouvernés. J’acceptai le pari, j’ôtai mon habit, et nous nous jetâmes dans la rivière. J’arrivai sans peine à l’autre bord; mais le pauvre Kilkenny, bien qu’excellent nageur, s’arrêta court au milieu de l’eau, et sans le bateau à vapeur qui se trouva là fort à propos pour le recueillir, l’Angleterre perdait l’un de ses plus agréables boxeurs. Il ne m’a jamais pardonné mon triomphe. Depuis ce temps, il me suit partout, et me propose cent paris différens, car il ne peut pas supporter, dit-il, l’idée qu’un être vivant l’emporte sur lui en quoi que ce soit. Je l’envoie tous les jours au diable, c’est-à-dire en Angleterre, et je ne puis pas me délivrer de lui. C’est Cora seule qui fera ce miracle.

— Va pour lord Aberfoïl. J’accepte tout, mais débarrasse-moi de la fille du vieux Butterfly.

— Compte sur moi. Dans quinze jours, tu seras dégagé, et tu pourras redemander au brave Samuel tes deux cent mille dollars. Il ne s’attend pas à ce compliment, et je suis sûr que sa figure nous fera rire. Je pars pour New-York. Quant à toi, ton rôle est facile. Montre la plus vive impatience de conclure ce mariage ; écris lettres sur lettres à miss Cora, et tâche d’obtenir une réponse. Le reste me regarde.

Les deux amis se séparèrent. Trois jours après, Roquebrune se faisait présenter à New-York dans le club des riflemen. Justement le lord Aberfoïl était sur le point de tirer à la cible, car c’était l’homme du monde le plus occupé de faire des tours de force ou d’adresse. En voyant Roquebrune, il se hâta de faire feu et manqua le but. Le Canadien sourit d’un air méprisant. — Milord, dit-il, vous n’êtes pas de force.

— Je ne suis pas de force! répliqua l’Anglais en colère. Monsieur,. vous me rendrez raison de ce mot.

— Très volontiers, milord; mais avec quelle arme?