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que la richesse toujours croissante de Scioto permettait aux habitans de payer aisément une indemnité légitime, qu’un emprunt de quatre cent mille dollars, amorti en trente années, serait un poids fort léger pour une ville destinée à devenir l’un des grands entrepôts du monde. Il fit valoir une foule d’autres raisons américaines qu’on m’accuserait d’inventer, si je les rapportais ici, et il obtint que le meeting proposerait au conseil municipal la résolution suivante : « Il sera fait un emprunt de quatre cent mille dollars, payable en trente années par voie d’amortissement, et qui sera destiné a indemniser Charles Bussy, légitime propriétaire de l’ancienne forêt du Scioto. »

Le lendemain, cette résolution fut votée par le conseil municipal, et le maire offrit de souscrire l’emprunt à dix pour cent. Sa proposition fut acceptée, et le vieux Samuel se donna le plaisir d’annoncer à tous ses amis le prochain mariage de Charles Bussy avec la belle Cora. — Quel homme! dit à ce propos un des conseillers municipaux; tout lui réussit.

Butterfly devint plus puissant que jamais à Scioto-Town. Il écrivit à la belle Cora de partir de New-York et de se tenir prête à épouser Bussy. En même temps, suivant leurs conventions, il paya à celui-ci deux cent mille dollars et garda les deux cent mille autres pour lui et pour Cora. Bussy, transporté de joie, emporta le portefeuille tout bourré de banknotes américaines, et alla trouver son ami Roquebrune. Celui-ci l’attendait avec impatience. — Grâce à toi, je suis riche, dit le Français en l’embrassant. Ma fortune, ma vie, tout est à toi.

— Ta vie, c’est bien, mon cher ami, je l’accepte; mais ta fortune ! me prends-tu pour un Butterfly?... Ce n’est pas tout,... ajouta Roquebrune. Et la mariée?..

— Comment! la mariée! dit Bussy pâlissant.

— Sans doute. N’ai-je pas engagé ma parole que tu épouserais miss Cora, la plus belle des filles de New-York?

— Et ne m’as-tu pas promis qu’elle me rendrait ma parole?

— Allons, encore une corvée !

— Mon cher Roquebrune, au nom du ciel! sauve-moi de miss Cora. Voudrais-tu me voir jusqu’au cou dans le Butterfly? C’est bien assez d’être forcé de faire bon visage à ce vieux misérable que j’ai trois fois par jour envie d’étrangler, et à son coquin de fils qui a voulu m’assassiner. Écoute-moi : j’aime une fille charmante, mille fois plus belle que Cora, et je veux l’épouser.

— Encore une passion en l’air; mon cher ami, tu vas t’embourber de nouveau. Je ne puis pas, après tout, passer ma vie à te tirer d’embarras. Retourne en France, marie-toi, fais souche d’honnêtes gens, et laisse-moi plaider tranquillement mes procès à Montréal.