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un article du Morning-Enquirer, dont Samuel Butterfly était le principal actionnaire. « Nos lecteurs se rappellent, y lisait-on, qu’un jeune Français, M. Charles Bussy, vint, il y a deux mois, présenter au maire de Scioto-Town un titre de propriété duquel il résulte que le sol même sur lequel notre ville est bâtie lui appartient. Cet honorable gentleman, victime d’une erreur que toute la population avait partagée, et que notre illustre maire, M. Samuel Butterfly, déplore hautement, fut accusé de faux et forcé de chercher un asile hors du comté. Il est allé à Washington, et l’on assure que le gouvernement fédéral a reconnu la justice de ses prétentions et donné ordre de lui prêter main-forte au besoin. On a cependant de grandes raisons de croire que les intentions de ce jeune gentleman sont tout à fait conciliantes, et qu’on pourra traiter avec lui de gré à gré pour le règlement de l’indemnité. La plus-value du terrain est telle qu’en droit rigoureux cette indemnité ne s’élèverait pas à moins de sept ou huit millions de dollars; mais un avocat canadien d’un grand talent, le chevalier de Roquebrune, qui est chargé de ses affaires, consentirait à la faire réduire à quatre cent mille dollars. Nous espérons que nos concitoyens se hâteront de décider une question qui pourrait faire naître de grands embarras pour la ville et pour les citoyens. »

Cet article, développé, commenté, reproduit, contredit par tous les autres journaux de Scioto-Town, fut comme une pierre de touche avec laquelle le vieux Butterfly fit l’essai de l’opinion publique. La grande majorité des habitans se montra d’abord, comme il s’en doutait bien, très peu disposée à donner une indemnité; mais le vieil Yankee ne se rebuta point. Il s’inquiétait peu de se démentir lui-même; ces sortes de scrupules n’ont pas cours aux États-Unis. Le passé n’existe pas pour les Américains, il sont tout au présent et à l’avenir. En avant! en avant! Telle est leur devise. C’est un peuple de gens d’affaires.

Pendant six semaines, tous les journaux refirent le même article sur la même question, sans se soucier de la fatigue des lecteurs. Voulez-vous persuader, dit un sage, répétez sans cesse la même chose dans les mêmes termes. Si vos raisons sont bonnes, elles ne perdent rien à être répétées; si elles sont mauvaises, elles ne peuvent qu’y gagner. Ainsi pensait le vieux Butterfly. Enfin, jugeant que l’opinion publique était préparée à céder, il convoqua un meeting. J’ai déjà donné une idée de son éloquence, je n’essaierai pas de reproduire son second discours. Il suffit de dire qu’il se surpassa. Ses paroles onctueuses exprimaient le regret d’un homme de bien qui s’est trompé et qui a calomnié l’innocent. Heureusement, ajoutait-il, dans la libre Amérique, cette patrie de la vérité, l’erreur ne pouvait être ni dangereuse ni de longue durée. Il expliqua ensuite