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je serai le bienfaiteur et le représentant naturel des fermiers de ma future ville de Bussy-Town. Dans cinq ans, j’aurai payé mes créanciers, je serai membre du congrès, peut-être gouverneur de l’état, et vingt fois plus libre et plus puissant qu’aucun de mes amis d’Europe.

À New-York, son premier soin fut de faire vérifier ses titres de propriété par un avocat qui les trouva excellens, puis il revint à Astor-House, et dîna de bon appétit. La cuisine américaine ressemble beaucoup à la nation. Elle est, non pas la meilleure ni la plus délicate, mais la plus solide et la plus variée de toutes les cuisines de l’univers. La rhubarbe s’y mêle à l’ananas, comme le nègre et l’Indien se mêlent au Yankee. Bussy, que le hasard avait placé en face d’une fort jolie Américaine, aux épaules blanches et nues, dépensa en quelques minutes toutes les phrases aimables que fournit le guide des étrangers. La dame en parut charmée et lui tendit gracieusement son verre lorsqu’il prit, suivant la coutume du pays, la liberté de lui offrir du vin de Champagne. Cette faveur inespérée tourna la tête à notre ami, que l’expérience de la vie parisienne n’avait pas rendu sage, et, poussant plus loin l’audace, il demanda pour le soir une conversation particulière que la jeune et souriante miss ne crut pas devoir lui refuser.

Je supplie le lecteur de ne pas se scandaliser trop vite. Ces sortes de faveurs sont tout à fait sans conséquence aux États-Unis. Les jeunes filles de ce pays-là, qui sont beaucoup plus libres que celles de France ou d’Italie, ne font peut-être pas plus de sottises. Sont-elles froides ou prudentes ? C’est ce qu’il est difficile de décider. Comme elles attendent peu de chose de la libéralité de leurs parens, elles sentent de bonne heure le besoin d’un mari qui soit riche. Fille qui cherche un mari n’a pas besoin d’amant.

Bussy, qui ne connaissait pas les mœurs du pays, et qui avait fort bien dîné, s’était appuyé contre une des colonnes de marbre d’Astor-House y et, tout en fumant un cigare, regardait passer la foule dans Broadway. — Quelle ravissante franchise ! se disait-il. Je connais depuis une heure à peine cette jeune fille, je lui offre un verre de vin et un rendez-vous, et elle accepte du premier coup l’un et l’autre. Quelle douce liberté de mœurs ! quelle sage économie de préliminaires !

À ce moment, un jeune homme de haute taille, d’une force athlétique et d’une figure énergique et franche, lui dit avec un accent bas-normand : — Monsieur le baron Bussy de Roquebrune, n’avez-vous pas des parens au Canada ?

— Oui, monsieur, dit poliment Bussy ; mais comment se fait-il que vous connaissiez si bien mon nom ?

— De la manière la plus simple du monde : je vous l’ai vu écrire