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les grands états avait commencé à se manifester. L’ordre actuel de l’Europe se formait peu à peu, et la difficulté, l’impossibilité même naissait par degrés pour les petits états d’exister et d’agir par eux-mêmes. Ils marchaient de plus en plus vers cette condition où l’on ne se soutient, quand on a des ennemis, qu’en ayant des protecteurs, où l’on ne voit ses droits respectés que par la lutte des ambitions qui les menacent, où l’indépendance est apparente et précaire, n’étant que le résultat accidentel d’une transaction entre tous les plus forts. Certes les événemens diplomatiques et militaires qui ont amené l’anéantissement politique de Venise pouvaient être retardés encore, la faute de Campo-Formio aurait pu ne pas être commise; mais elle était devenue possible, et la nature des choses comportait désormais ce qui est arrivé. Ce fut un douloureux jour, celui où une nation fut forcée d’élever de ses mains son tombeau, et l’histoire peut s’attendrir au souvenir de ce doge Manin qui s’évanouit en disant : « Venise est morte! » Des sentimens non moins pénibles attendaient cependant l’homme distingué qui a tenté de rattacher ce même nom de Manin à la renaissance de sa patrie, et quoique moins humilié assurément, moins privé des consolations de la dignité et de l’espérance, il a dû lui aussi, mesurer avec une cruelle amertume la profondeur de la chute dont le lion de Saint-Marc aurait à se relever pour reprendre son libre vol au-dessus de la terre et des eaux. La sympathie de toute âme patriotique est due à de telles douleurs.

Il reste trop vrai néanmoins que l’existence politique par soi-même, que l’autonomie absolue semble à jamais interdite à ces petits états, à ces nationalités locales, qui n’ont plus d’empire que dans l’histoire. Cela est vrai de Venise et de Gênes : comment cela ne serait-il pas vrai de ces principautés changeantes, ballottées depuis Charlemagne par les événemens, conquises, cédées, perdues, transférées, échangées sans cesse, par la diplomatie et par la guerre? Voilà ce qu’il faut oser se dire; il y a là cette force des choses à laquelle on ne résiste pas. Mais tout ce qui vient d’être dit, qu’on le remarque bien, ne s’applique qu’aux nationalités particulières de l’Italie : rien ne s’applique, Gênes doit le savoir déjà et Venise peut l’apprendre, rien ne s’applique à cette grande nationalité qui respire dans les vers de Dante et de Leopardi.


CHARLES DE REMUSAT.