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entendu que ces mots murmurés tour à tour par le concierge : les policemen, quelques députés en retard, quelques whippers inaffairés : — M. Disraeli est debout[1]. Notre gentleman rajuste son gilet, remet ses cheveux en ordre, et cependant arrivent jusqu’à lui des cheers assourdissans. Aussi l’émotion le gagne, et ses nerfs tressaillent, et le cœur lui bat quand il pousse la porte verte pour franchir le seuil de la grande arène... A peine est-il entré, que toute cette émotion s’apaise.


« La chambre est là, devant vous, et vos sensations s’émoussent à l’instant même. Votre œil embrasse la scène. L’assemblée est au complet. Elle écoute, mais avec une sorte de paresse et de langueur. Cette clameur de tout à l’heure, qui de loin ressemblait à de l’enthousiasme, c’est un éclat de rire, à moitié satisfait, à moitié méprisant. Là-bas, au bout, l’orateur. Il est à demi penché sur la table; une de ses mains, derrière son dos, joue amoureusement avec la batiste brodée de son mouchoir; l’autre main, une main blanche et soignée, bat une espèce de mesure sur une boîte rouge. Est-ce que vraiment c’est là un « grand discours? » L’orateur semble tout bonnement causer avec lord John Russell, dont les bras sont négligemment croisés, dont les lèvres entr’ouvertes dessinent un léger sourire, et qu’on dirait, après tout, fort amusé de cette éloquence. Une voix harmonieuse, celle de M. Disraeli, et il la ménage, il ne lui demande que ses plus douces modulations. Son accent est familier, presque amical. Arrivé à quelque amer sous-entendu, cet accent s’adoucit encore, et l’orateur détourne un peu la tête vers les gentilshommes campagnards, ses fidèles, pour qu’ils puissent l’entendre mieux et rire à propos, — d’un rire contenu, faible murmure qui ride à peine, et pour une seconde, la surface calme du débat. Lord John, et les whigs, et les radicaux sourient aussi. Allons, le sarcasme n’est pas trop méchant. Cependant M. Disraeli est arrivé à sa péroraison, et la péroraison est son triomphe. Aussi relève-t-il la tête, rejetant en arrière le col de son habit. Il a posé son mouchoir. Il quitte des yeux lord John Russell, et fait face à la chambre. Son débit est plus lent; il accentue mieux chaque mot, laissant là l’espèce de bégaiement qu’à l’ordinaire il affecte. L’orateur se montre pour le coup, et veut commander l’attention. Aussi le silence s’est-il fait : pas une parole n’est perdue. Allons-nous entendre le manifeste du parti? Quelque parole décisive va-t-elle être prononcée? Mais, non; M. Disraeli n’a rien perdu de son calme. Adroitement et sans le moindre effort, il esquive la déclaration attendue, l’engagement formel qui donnerait un sens précis à toute cette longue argumentation. Deux ou trois phrases compliquées et subtiles l’emportent loin de ce terrain brûlant, qu’il ne veut pas aborder. Deux ou trois gestes véhémens les ont accompagnées. Une salve d’applaudissement est partie, et le grand orateur, sûr maintenant de son effet, se laisse retomber sur son banc, aussi serein, aussi nonchalant que s’il venait de répondre à une question purement barométrique. Tout aussitôt (Forbes Mackenzie lui ayant dit à l’oreille ce qu’on augure du vote) il se tourne vers

  1. M. Disraeli is up, — locution consacrée pour dire qu’un orateur a pris la parole.