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phie de se mêler de querelles qui ne la regardent point, et où elle ne pourrait que compromettre sa légitime indépendance.


Maintenant où la philosophie elle-même en est-elle au-delà du Rhin, et jusqu’ici que m’offre-t-elle que la France lui puisse utilement emprunter?

Évidemment, comme me le disaient à Berlin M. Solger et à Gœttingue M. Bouterweck, la philosophie allemande est dans une crise dont l’issue est incertaine. Qu’ai-je vu en effet d’un bout à l’autre de l’Allemagne? La lutte ardente de la philosophie de Kant, plus ou moins modifiée selon les vues de M. Jacobi, avec la philosophie de la nature, dont M. Schelling est l’auteur. Les esprits honnêtes, sensés et timides, tels que MM. Tenneman, Schulze, Bouterweck, Ancillon, Fries, de Wette, tiennent pour le premier parti, qui leur paraît celui de la raison et de la vertu; l’autre parti compte dans ses rangs tout ce qui a de la jeunesse, de la force, de l’avenir. L’homme le plus éminent que j’aie encore rencontré, M. Hegel, est un disciple plus ou moins original de la philosophie de la nature. L’ingénieux, l’éloquent auteur des Discours sur la religion à ses contempteurs instruits est, pour le moment du moins, ouvertement déclaré en faveur de M. Schelling, et malgré sa circonspection et sans trop s’expliquer encore, M. Solger incline du même côté que son ami Schleiermacher.

Et qu’est-ce que la philosophie de Kant combinée avec celle de M. Jacobi? Le plus beau, le plus admirable scepticisme, ramené un peu forcément à un dogmatisme équivoque, semé de mille contradictions.

Selon Kant[1], nos facultés sont incapables de nous faire connaître la vérité elle-même, la nature des choses : elles ne nous donnent que des apparences, des phénomènes, liés entre eux et figurant un ordre stable selon l’ordre même et les lois de notre pensée. La raison, essentiellement subjective, n’atteint les objets, c’est-à-dire l’âme, le monde et Dieu, qu’en se projetant hors d’elle-même et à l’aide d’une sorte de mirage intellectuel. Elle est donc et se sait condamnée au scepticisme. Qu’on la nomme raison pratique au lieu de raison spéculative, qu’elle s’applique à l’idée du devoir préférablement à toute autre idée, cela ne change point son caractère, n’agrandit pas sa portée, ne la transporte pas hors de sa sphère naturelle. Dès que la raison n’est point par elle-même juge certaine du vrai, dès qu’elle est radicalement incapable de sortir d’elle-même et de connaître les êtres, le mal est sans remède. Dans

  1. Voyez nos leçons sur la Philosophie de Kant, surtout l’avertissement de la 3e édition de 1857.