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les diverses traductions dont nous nous étions chargés[1]. Ces études m’avaient conduit à de sérieuses recherches sur les origines et sur les monumens primitifs du christianisme. J’avais composé une nouvelle concordance ou discordance des quatre Évangiles et des Épîtres sur les points essentiels du dogme chrétien, avec des analyses des pères apostoliques et même de tous les écrivains ecclésiastiques pendant les trois premiers siècles jusqu’au concile de Nicée. Depuis ce concile, la doctrine chrétienne, solidement établie, marche et se développe avec une régularité parfaite, avec une grandeur et une clarté saisissante. Mais auparavant quel enfantement laborieux et obscur! Que de ténèbres, que de lacunes! J’avais tenté de voir clair dans ces temps mystérieux, et je m’étais particulièrement appliqué à l’examen des passages controversés du Nouveau et de l’Ancien Testament. L’Allemagne m’a rendu l’immense service de me bien convaincre que le grec seul ne suffit point en de pareilles études, qu’il faut absolument savoir l’hébreu et les langues sémitiques, des questions philologiques se trouvant sans cesse mêlées à toutes les autres questions. Quel jugement en effet porter d’un ouvrage qu’on ne connaît pas dans l’idiome même où il a été composé? Que pourrait dire de l’authenticité des divers dialogues de Platon celui qui ne pourrait les lire en grec, et sentir la profonde différence du style des petits dialogues attribués à Platon et de celui du Phédon, de la République et du Timée? J’admire Pascal, qui, ne sachant pas un mot d’hébreu et fort peu de grec, affirme avec assurance, lui si douteur et si fièrement sceptique dès qu’il s’agit de philosophie, que tel passage très incertain et très obscur des Prophètes ou d’Esdras est la clé de tel autre passage du Nouveau Testament. Dans mes recherches sur la philosophie grecque et latine, je me sens sur un terrain solide, parce que je peux tout examiner, discuter, apprécier par moi-même. Dans l’exégèse, je suis condamné à ne voir souvent les choses que par l’œil des autres, par des versions dont il m’est impossible de vérifier l’exactitude. Il est donc plus sage d’abandonner des études où je ne puis parvenir à rien de certain, l’ignorance valant beaucoup mieux qu’une fausse science. Un bon exégète doit être orientaliste, et une vie entière vouée à ces matières difficiles y suffit à peine. On ne fait pas de la science des saintes Écritures un épisode de sa carrière. Puisque la mienne est consacrée à un tout autre objet, qui lui-même est si vaste et si ardu, ne nous en détournons pas, et ne perdons pas un temps qui s’enfuit si vite sur des travaux nécessairement infructueux. Renonçons une fois pour toutes à l’exégèse et à la théologie.

  1. De cette petite réunion faisaient partie M. Loyson et M. Larauza, que la mort nous a si vite enlevés. Il en reste encore avec moi quelques membres, entre autres M. Patin, de l’Académie française.