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des idées de toute espèce d’où la métaphysique allemande est sortie, et le commerce même le plus superficiel avec quelques-uns de ses modernes représentans, me serviraient au moins de préparation à l’étude sérieuse et approfondie que je devais un jour à la philosophie la plus célèbre de mon temps.

Cette attente n’a pas été trompée. Dans cette course rapide en Allemagne, j’ai vu des choses nouvelles qui m’ont vivement frappé; j’ai rencontré des hommes dont les entretiens ont agité et fécondé mon esprit; j’ai contracté des amitiés que le temps a fortifiées et que la mort seule a pu rompre. Sans me laisser entraîner par aucune des doctrines qui se disputaient alors l’opinion, j’ai pu en saisir les caractères les plus généraux, reconnaître le champ de bataille, les forces et les chefs des divers partis. La nature allemande est expansive et confiante; on était touché de voir un professeur de Paris faire trois ou quatre cents lieues pour s’enquérir de systèmes réputés extravagans dans le pays de Condillac et de M. de Tracy . J’avais aussi un bien grand avantage : j’étais jeune et obscur; je ne faisais ombrage à personne; j’attirais les hommes les plus opposés par l’espérance d’enrôler sous leur drapeau cet écolier ardent et intelligent que leur envoyait la France. Privilège de la jeunesse perdu sans retour avec le charme de ces conversations abandonnées où l’âme d’un homme se montre à celle d’un autre homme sans aucun voile, parce qu’elle la croit vierge encore de préjugés contraires, où chacun vous ouvre le sanctuaire de ses pensées et de sa foi la plus intime, parce que vous-même vous n’avez pas encore sur le front le signe d’une religion différente! Aujourd’hui que j’ai un nom, que je suis l’homme de mes écrits et d’une théorie, que je me suis pourtant efforcé de rendre bien peu personnelle, on s’observe avec moi; les esprits se retirent dans leurs convictions particulières, les cœurs mêmes se resserrent, et, rançon amère d’une réputation incertaine, à force d’être connu en Allemagne, j’y suis devenu étranger. Alors au contraire, au-delà du Rhin, j’étais accueilli comme l’espérance; j’osais proposer toutes les questions, et on y répondait avec un entier abandon. Il n’y a qu’un printemps dans l’année, une jeunesse dans la vie, un fugitif instant de confiance spontanée et réciproque entre les membres de la famille humaine.

Me voilà donc parti pour l’Allemagne, sans trop savoir où j’irai, et courant le plus vite possible à Francfort-sur-le-Mein, où je compte faire quelque séjour et arrêter le plan de mon voyage.


Départ le 25 juillet au matin. A Meaux, après le dîner, on me mène voir à l’évêché l’appartement de monsieur Bossuet. Cet appartement est isolé au bout d’une terrasse : chambre assez grande où