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offrant un passe-port pour Paris, il ne tarderait pas à devenir l’objet de l’envie, ou, ce qui est pis, à s’attirer le dédain des hommes pratiques si nombreux en province. Les hommes pratiques, ah ! voilà ce qu’il faut à la province et ce qu’elle estime par-dessus tout. Depuis Marseille jusqu’à Lille et depuis Strasbourg jusqu’à Brest, on range parmi les hommes positifs, pratiques et utiles, tout individu qui a de l’argent d’abord, ou qui exerce une profession nécessaire à la conservation de notre pauvre machine. Soyez médecin, avocat, notaire, épicier, laboureur, soldat ou prêtre, vous serez un homme éminemment pratique, vous aurez une place dans la hiérarchie sociale et votre bonne part de la considération publique ; mais à quoi peuvent servir dans ce monde des rêveurs comme Homère, Virgile, Raphaël, Mozart, Rossini, Leibnitz, Kant ou Lamartine ? Si l’auteur des Méditations, le chantre immortel d’Elvire n’eût été pendant vingt-quatre heures à la tête d’une révolution et n’eût arrêté de sa parole éloquente les flots populaires, aurait-il trouvé autant de sympathie parmi les hommes positifs qui ont souscrit à son Cours de Littérature familière ? Je me permets d’en douter. C’est pour les hommes positifs, pratiques et utiles, qu’il s’élève dans ce moment une école d’art et de littérature dont le roman de Madame Bovary est un échantillon ! Chaque époque a sa physionomie morale, et chaque régime politique qui a passé sur la France a laissé dans les arts une trace de son influence. La Vestale de Spontini, c’est l’empire avec son emphase héroïque ; aujourd’hui nous avons les tableaux de M. Courbet et les chansons de M. Nadaud, — Brigadier, vous avez raison !

À un dîner que donnait un riche habitant d’une ville de province, je me trouvais à côté de l’un de ces hommes éminemment pratiques qui parlent avec un suprême dédain de la liberté et du gouvernement représentatif, dont la France, quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, n’a perdu ni le goût ni le souvenir. La conversation roulant nécessairement dans le cercle étroit des affaires matérielles et des institutions utiles, mon voisin exprima son ravissement de voir enfin la nation débarrassée des soucis politiques qui, pendant trente ans, ont entravé son industrie et empêché l’accroissement de son bien-être. — Que nous veut M. de Montalembert, dit mon voisin, avec ses déclamations sur ce qu’il appelle l’abaissement de la génération actuelle ? Il regrette le temps où il pouvait prononcer de beaux discours à la chambre des pairs, et entretenir l’Europe de ses doléances politiques et religieuses dont nous n’avons que faire. Le temps des avocats, des poètes et des songe-creux est passé, et ne reviendra pas. Dieu soit loué ! s’écria-t-il avec une certaine animation, la société est entrée dans sa véritable voie. Elle s’occupe de son bien-être et ne perd plus son temps à faire des vers latins ni à lire des phrases plus ou moins éloquentes. L’utile seul est aimable, dit-il avec un entrain de bonne humeur et de visible contentement de soi-même.

— Monsieur, lui dis-je avec toute sorte de modestie, vous venez de commettre une légère inconséquence en empruntant à l’œuvre d’un pauvre poète du XVIIe siècle, d’un homme parfaitement inutile, le trait le plus piquant de