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dans une caisse commune, devaient servir à indemniser ceux qui auraient souffert quelque dommage de la part des déprédateurs ; mais pour obtenir cette indemnité, il fallait pouvoir révéler l’auteur des déprédations. C’était donc en même temps une sorte de police civique, une excitation à surveiller et à dénoncer les bandits. On voit d’ailleurs combien tout cela tient de près à l’émancipation des classes inférieures, à la renaissance des communes, aux progrès du commerce, à toutes les nouveautés d’une civilisation dont les élémens, encore épars et incohérens, se formaient çà et là sous une influence commune, inaperçue, et s’efforçaient, chacun pour sa part, de s’élargir pour se rejoindre tous en un seul tout.

Du Xe au XIIIe siècle, la France, mal constituée et presque démembrée, ne vit plus par des lois, mais par des passions bonnes ou mauvaises, qui s’entrelacent d’une étreinte convulsive et opiniâtre ; seulement la passion du bien s’y mesure à celle du mal, ce qui est rare, et finit par la surmonter. C’est là le grand caractère de cette sombre époque. Si l’on compare l’état de décomposition d’où elle sort à la puissance d’unité où elle aboutit, si l’on considère que tout était à créer, les villes mêmes, qui, en rapprochant les hommes, forment partout les premières forces collectives d’où la liberté doit sortir, on se rendra compte de l’énormité de ce travail. La féodalité n’était qu’un lien entre des maîtres inégaux ; il fallait encore les lier à un droit populaire. Les institutions ne protégeant personne, quelques-unes mêmes étant oppressives de leur nature, il fallait aller réveiller la notion du droit au fond de la conscience de chaque individu. Il fallait ébranler tout l’homme. Tout cela ne s’est point fait de soi-même. Que de dévouemens inconnus dont on retrouve à peine la trace dans de sèches chroniques ! Des hommes héroïques ont eu pour récompense d’infatigables labeurs l’oubli le plus complet. Reconnaissons du moins la force morale de cette époque, et cette foi dans l’avenir qui a pu non-seulement survivre à cette grande ruine de la civilisation antique, mais en relever une à une toutes les pierres avec une persistance séculaire, pour reconstruire l’édifice qui nous abrite aujourd’hui.


LOUIS BINAUT.