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le cultivateur n’avait plus ni droit ni sécurité ; les corvées, les impôts, les péages, le service de guerre, le chargeaient arbitrairement ; les récoltes ravagées, les fermes incendiées, amenaient la disette, la famine, les épidémies. Tel est le tableau que présentent les documens les plus authentiques de l’époque, les historiens contemporains, les lettres des évêques et de quelques moines célèbres, les décrets des conciles. Il en est un surtout que trace à grands traits le pape Grégoire VII dans une lettre aux évêques de France. « Les lois, dit-il, sont méprisées, toute justice foulée aux pieds ; tout ce qu’il y a de hideux, de cruel, de pitoyable et d’intolérable est commis impunément, et la licence, une fois acquise, est devenue coutume. Depuis que la puissance royale est affaiblie, les agressions injustes ne sont plus ni prévenues, ni punies par aucune loi, par aucun pouvoir ; les hommes ennemis, en vertu d’un certain droit des gens qu’ils se sont fait entre eux, se combattent avec les forces qu’ils peuvent se procurer, et amassent des armes et des troupes pour venger eux-mêmes leurs injures. Tous, atteints d’une contagion de méchanceté, commettent sans nécessité des crimes exécrables ; ils ne se soucient d’aucun droit humain ni divin, comptant pour rien les parjures, les sacrilèges, les incestes, les trahisons. Et, ce qu’on ne voit nulle part ailleurs, des concitoyens, des parens, des frères même, s’attaquent par cupidité, s’emprisonnent, s’extorquent leurs biens, et se font mourir dans l’extrême misère. Quand l’occasion s’en présente, ils arrêtent et tiennent captifs les voyageurs qui vont à Rome ou en reviennent, les torturent plus cruellement que des païens ne pourraient faire, et exigent pour leur rachat plus qu’ils ne possèdent. » En parlant ainsi, ce grand pontife n’exagérait pas ; les détails abondent pour confirmer ses plaintes, et les résolutions prises dans les conciles particuliers et dans les synodes montrent surtout la grandeur du mal par les remèdes multipliés qu’on s’efforce d’y appliquer.

Il n’y avait encore en France à cette époque aucune de ces forces collectives, différentes d’origine, rivales d’intérêt, capables d’imposer les unes aux autres, et réunissant un grand nombre d’individus sous une même direction. L’Allemagne, plus heureuse, mais qui devait tomber plus tard dans un désordre à peu près semblable, avait déjà vu, sous la maison de Saxe, les villes et les bourgs s’entourer de murs et de fossés, former des corporations de métiers, acquérir des privilèges, et, en s’enrichissant, devenir redoutables. Elle avait vu sa noblesse inférieure s’associer en ligues pour se défendre contre les grands, et ceux-ci à leur tour se liguer contre les empiétemens de la puissance impériale. En France, toute la puissance publique était pulvérisée en petites tyrannies disséminées par villages et par