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qui pendant des siècles s’agitèrent dans le chaos pour le débrouiller. Plus l’obscurité était profonde, plus leurs efforts durent être laborieux et infatigables. Plus il y avait de crimes à réprimer et d’oppressions à combattre, plus leur courage et leur dévouement furent héroïques. C’est par ce côté que le moyen âge se relève. Le mal était dans une situation que personne n’avait faite ; le bien reprit le dessus par l’action de personnalités vigoureuses, opiniâtres, regardant l’avenir et fidèles aux plus saintes inspirations de la conscience humaine. À tout prendre, il y a là plus à admirer qu’à blâmer, pourvu qu’on distingue et qu’on n’admire point l’époque, mais seulement ce qui en elle la combat et la corrige.

Ces réflexions nous sont inspirées par une courte monographie sur la trêve de Dieu, traitée à l’allemande, c’est-à-dire avec cette bonne foi scientifique qui remonte aux sources, cite les autorités, et résume beaucoup de recherches en peu de pages. L’auteur a voulu définir au juste ce que c’était que la trêve de Dieu, la distinguer des autres moyens qui furent tentés aux Xe et XIe siècles pour réprimer la fureur des guerres privées, et qu’on a souvent confondus avec elle, en apprécier les résultats, et montrer comment elle disparut devant les institutions plus régulières de police dont elle avait facilité l’établissement. C’est un essai qui demanderait des développemens beaucoup plus vastes ; mais on peut déjà y voir, dans leur plus terrible moment, ces deux grandes choses du moyen âge dont nous parlions tout à l’heure : une situation affreuse, pleine de violence et d’iniquités, produite par la décomposition du pouvoir et par la brutalité des mœurs générales ; puis, au milieu de cette situation, une force vive, agissante, rénovatrice, qui cherche à dompter les tyrans en troublant leur conscience, et qui agite sur eux la terreur religieuse jusqu’à ce que la loi ait pu les ressaisir. Cette trêve de Dieu fut une inspiration toute française ; ce fut une puissance toute morale élevée au sein de l’anarchie et du désordre matériel le plus complet ; elle fut l’effort le plus énergique et le plus efficace d’une lutte qui dura deux siècles. C’est donc un phénomène historique qui mérite qu’on s’y arrête, et qui donne la vraie physionomie de la première période du moyen âge, où la féodalité et la théocratie se constituaient l’une et l’autre en se combattant.

C’était le temps où, dans l’anéantissement du pouvoir, se formait douloureusement une organisation nouvelle, dont le germe était encore comme enseveli dans la corruption du régime qu’elle allait remplacer. Grands et petits, bénéficiers et chefs de bandes, quiconque pouvait s’emparer d’un château ou se bâtir une forteresse se faisait souverain d’un village ou d’un district. La classe des hommes libres était poussée de force dans le vasselage ou dans le servage ;