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sur le monde, on vit une foule de seigneurs disposer, avant leur départ, d’une portion de leurs biens en faveur des chapitres et des couvens plus spécialement voués à l’œuvre de l’assistance. Des ordres, comme celui des hospitaliers, s’établirent alors avec une mission spéciale, ils édifièrent la chrétienté par le spectacle de leur dévouement. Si l’élan fut vif, il n’était pas au-dessus des nécessités du temps. Un mal inconnu, la lèpre, venait d’envahir l’Europe, et la France seule, au XIIIe siècle, comptait huit cents léproseries. Le clergé eut l’honneur de supporter sans fléchir un si lourd fardeau, et s’il ne fut qu’un intermédiaire des dons privés, il y ajouta ce que rien ne supplée et ce qui rehausse le prix du secours, son contingent de sacrifices et de risques personnels. Il fit plus encore ; il maintint la charité dans ses vraies limites, l’inspiration volontaire, en ne la laissant dévier ni vers l’état, où elle se dénature, ni vers l’exercice isolé, qui presque toujours manque de discernement. Il la soumit à une sorte d’organisation, pas assez savante pour devenir stérile, pas assez régulière pour assurer un tribut aux assistans et un droit aux assistés.

Ce n’est pas qu’ainsi comprise, la charité n’ait eu des inconvéniens ; en aucune matière, l’abus n’est plus voisin de l’usage. Même en France, où l’action en demeura libre, l’assistance eut de bons et de mauvais jours, et entretint la misère, qu’elle se proposait de soulager. Plus d’un édit de nos rois eut pour objet d’obvier à l’accroissement trop rapide du nombre des mendians et d’empêcher qu’ils ne fissent de leur condition une véritable industrie. À la gravite des peines on peut mesurer l’intensité du mal. Jean le Bon ordonna que tout mendiant valide serait jeté en prison, et, en cas de récidive, attaché au pilori, marqué au front d’un fer rouge, puis banni. De pareilles rigueurs ne suffirent pas pour extirper cette spéculation coupable ; les portes des églises restèrent assiégées d’une foule de gens sans aveu, étalant aux yeux qui s’en détournaient avec dégoût des plaies réelles ou simulées. L’art de la mendicité se transmettait dans certaines familles comme un héritage, avec ses procédés, ses recettes, et presque ses privilèges. Il fallut sévir de nouveau et chercher des châtimens plus sûrs. Henri II prescrivit le travail forcé ; Louis XIII ouvrit des ateliers de charité qui, pour la forme et les règlemens intérieurs, se rapprochaient de nos dépôts de mendicité et des établissemens plus sévères qui existent de l’autre côté du détroit (work-houses). Ce ne furent là, il est vrai, que des germes d’institutions, et ces mesures, décrétées contre un mal devenu excessif, étaient presque toujours abandonnées quand l’effet avait été produit. L’église intervenait à temps pour contenir le pouvoir administratif et empocher qu’il n’empiétât trop ouvertement sur son domaine.