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l’éducation de sa pensée à Paris et en Allemagne. L’union de l’exégèse germanique et du spiritualisme français tentait cette rare intelligence ; mais il souffrait de ces difficultés que M. Renan brave aujourd’hui d’une humeur si alerte, et (quand la mort le frappa dans la fleur de sa maturité, il n’avait pu surmonter la tristesse de son âme. L’esprit de M. Adolphe Lèbre est comme l’ébauche de l’esprit de M. Ernest Renan. Même préoccupation de l’histoire religieuse du genre humain, même attention accordée aux audacieux efforts de l’Allemagne. Seulement M. Lèbre était calviniste, et même à travers ses hésitations et ses recherches il lui restait quelque chose de la rigueur chrétienne. M. Renan a été élevé au sein du catholicisme, et de là cette aisance, cette liberté facile avec laquelle il a passé de la foi à la critique. M. Lèbre suivait les progrès de la théologie allemande avec une sympathie mêlée d’inquiétude. M. Renan s’associe sans crainte à ses confrères d’outre-Rhin, et s’il se sépare d’eux en plusieurs occasions, c’est par des motifs de science, jamais par des scrupules de foi. M. Lèbre discutait encore les résultats proclamés par les écoles de Halle ou de Tubingue ; M. Renan les traduit en français, et en les traduisant il les complète. Cette traduction de la pensée allemande par l’esprit français est proprement ce qui fait l’importance des études de M. Renan. Il y a là un épisode très digne d’attention dans l’histoire des idées religieuses au XIXe siècle.

Je voudrais marquer ces rapports de la France et de l’Allemagne. Je voudrais indiquer d’une façon précise ce que M. Ernest Renan doit à la science germanique, ce qu’il y a ajouté de son fonds, comment il a complété ses émules ou redresse ses maîtres.


I

Dans le travail commun des nations européennes, la France semble destinée, sur bien des points, à profiter des travaux de l’Allemagne et à les rectifier. L’Allemagne est aujourd’hui le pays de la science. Nulle part on n’a vu un dévouement plus actif aux œuvres de la pensée, des recherches plus laborieuses et plus hardies, un plus grand nombre de systèmes, de constructions métaphysiques, c’est-à-dire de réponses aux mystérieuses énigmes que nous propose le monde. De Kant à Hegel, de Hegel à M. Strauss, de M. Strauss aux récens historiens de la pensée religieuse, cette fécondité ne s’interrompt pas. Malheureusement l’audace de la science allemande exclut trop souvent la précision et la justesse. Les inventeurs ne savent guère s’arrêter à temps ; saisis par leur idée, ils ne s’appartiennent plus ; Ils la poussent ou la suivent jusqu’au bout, et une impérieuse logique les conduit à l’absurde. C’est alors que l’esprit de la France peut intervenir utilement. Moins fécond dans l’ordre métaphysique,