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C’est là le point ; mais il est plus aisé de l’imaginer que de l’accomplir. On ne reconstitue pas la famille par expédient politique, mais par doctrine, par conviction, par éducation : où trouveront-ils tout cela ? S’ils le trouvaient en eux-mêmes, ils seraient déjà réformés. Ils ne le trouveront que quand leur puissance sera détruite et quand les individus disséminés parmi les populations chrétiennes s’y confondront en oubliant leur race. Ce serait peu en effet d’abolir le harem, si on n’abolissait les mœurs dont il est pour les riches la conséquence. Ainsi nous en revenons toujours à ce même fait, que la société musulmane veut être refaite dans son principe : opération inouïe, sans exemple, si on suppose qu’elle se fasse spontanément. La corruption arrivée à ce point d’avoir détruit la famille ne peut plus trouver en elle-même rien d’intact ; il faut plusieurs générations pour réparer une pareille ruine.

La diplomatie a quelquefois d’étonnantes pensées. Au siècle dernier, l’intérêt et la volonté de la France étaient de maintenir l’indépendance et l’intégrité du royaume de Pologne contre la Russie, comme on veut aujourd’hui maintenir l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman. La situation était la même sous bien des rapports. Un ministre, aujourd’hui encore vanté, le duc de Choiseul, donnait alors, en 1759, à l’ambassadeur français en Pologne, ces étranges instructions, dans lesquelles, après avoir expliqué que l’état de la Pologne était une véritable anarchie, il concluait ainsi : « Comme cette anarchie convient aux intérêts de la France, toute sa politique à l’égard de ce royaume doit se réduire aujourd’hui à la maintenir et à empêcher qu’aucune puissance n’accroisse son domaine aux dépens de celui de la Pologne ; tout autre système serait illusoire. » Maintenir l’anarchie polonaise en présence de la Russie ! et cela pour empêcher que la Russie ne l’envahisse ! Mais cette exorbitante contradiction n’est pas la seule. Le duc de Choiseul ne veut point qu’on favorise aucune confédération de la nation polonaise ; d’une part parce que c’est un désordre dont les Russes pourraient profiter, et d’autre part parce que l’ordre pourrait en sortir : « Il est à craindre pour la France, dit-il, que les malheurs que produirait une confédération n’amenassent nécessairement, et même contre leur sentiment intérieur, les esprits polonais à un point de réunion qui pourrait détruire l’aveuglement du gouvernement de Pologne et lui donner de la consistance. Or, comme le premier point est de maintenir l’anarchie, il se pourrait faire que la confédération fût contraire à cette vue. » Ainsi il fallait, pour conserver l’intégrité de la Pologne, non-seulement y conserver l’anarchie, mais étouffer tout mouvement qui, au risque de quelques désordres passagers, aurait pu éclairer et fortifier le gouvernement qu’on voulait maintenir. Il serait difficile d’accumuler plus de non-sens dans une instruction diplomatique. Aussi, treize ans après, la Pologne était partagée, grâce à cette anarchie, et le duc de Choiseul en était quitte pour en rejeter la faute sur son successeur.

Quelque différence qu’il y ait entre la politique d’aujourd’hui et celle de Choiseul, il y a cependant entre ces deux époques dans les faits, dans les situations, des ressemblances remarquables, et qui peuvent conduire au même résultat. L’état de la Turquie, par les améliorations même qu’on y apporte, devient de plus en plus une véritable anarchie, moins bruyante, il est vrai, que n’était celle de la Pologne, mais plus profonde, plus irrémédiable,