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vivant hors du milieu qu’il respire. M. Mathieu a très bien fait ressortir en quelques pages ce rapport nécessaire entre l’armée moderne et la civilisation qu’elle résume. Par exemple, en 1839, le hatti-chérif de Gul-Hané avait promis un mode régulier pour le recrutement ; la première chose à faire était de constater la population des provinces. À cet effet, il fut ordonné, en 1843, « que chaque mudir de district enverrait au pacha de sa province un extrait du registre municipal indiquant les jeunes gens arrivés à l’âge fixé pour le service. » Ce ne fut que dix-sept ans après la publication du fameux hatti-chérif de Gul-Hané qu’on s’aperçut qu’il n’y avait en Turquie ni municipalités, ni registres de naissances ! Et un nouveau hatti-chérif prescrivit alors (il était temps !) d’ouvrir à l’avenir de pareils registres.

Il y a d’ailleurs dans l’art militaire ce que M. Mathieu appelle très bien la stratégie des choses, les mouvemens ; compliqués du matériel, de l’artillerie, des munitions, des bagages, des vivres, des ambulances, le calcul des marches combinées sur une grande étendue de pays et convergeant par des routes différentes, l’étude des terrains, les cartes, les plans, un corps médical, une comptabilité ; tout cela suppose un grand nombre d’officiers très instruits, qu’on ne peut tirer que d’une population où l’instruction est répandue et en honneur. Les Turcs n’ont ni état-major, ni intendance, ni services administratifs, ni comptabilité régulière ; leurs généraux et officiers supérieurs sont incapables, et à cause de cela même se croient propres à tout ; ils acceptent aussi bien le commandement d’une armée que celui d’un bataillon. Dans la dernière guerre, Omer-Pacha fut réduit à l’inaction dans les provinces danubiennes, parce que les Turcs ne savent pas même calculer leurs approvisionnemens ; les convois n’arrivaient jamais à leur destination. À l’armée d’Asie, les généraux et colonels étaient pour la plupart, selon un rapport publié par le gouvernement lui-même, « voleurs, pillards et ineptes ; les autres officiers supérieurs, sans exception, étaient ignorans, paresseux et sans courage. » Le général en chef Zarif-Pacha fut dégradé pour incapacité notoire ; Chukri-Pacha subit la même peine pour malversations et ivrognerie habituelle. La ville de Kars n’avait pas reçu de vivres depuis un an quand elle se rendit aux Russes. Aucune notion de stratégie ; « des colonnes qui se perdent, d’autres qui s’encombrent ou arrivent trop tard, le désordre dans les marches, les positions mal choisies, les combats manquant d’unité et les mouvemens de précision, les convois et les bagages menés à l’aventure, etc. » Tel est le résumé de la rénovation militaire des Turcs, chargée de tenir en respect, à un moment donné, le génie une fois déçu, mais non découragé, de Pierre le Grand et de Catherine II. Tout cela se résout par cette réflexion bien simple : que de nos jours il n’y a plus de travail qui ne soit science. La science laboure la terre, transporte les marchandises, démolit les forteresses ; mais elle ne se répand que là où règnent l’ordre et l’amour du mieux, et ceux-ci ne sont que le résultat d’une combinaison de mœurs et d’institutions implantées par le temps jusque dans les derniers recoins de nos pensées et de nos habitudes. Vouloir cueillir les grands résultats de la civilisation sur une réforme aussi superficielle que celle qu’on essaie en Turquie, c’est demander à l’arbre des fruits quand il n’a pas encore de racines.

Il faut, dit M. Mathieu, abolir le harem et rendre aux Turcs une famille.