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militaires et formé des corps de troupes étrangères ; ils n’avaient pas échoué en tout, et la voie était tracée. En Turquie, les essais les plus timides n’avaient produit, avant Mahmoud, que le meurtre de ceux qui avaient osé les tenter. La religion, en Russie, n’était pas un obstacle essentiel ; le tsar, même avant l’abolition du patriarcat, en était le chef, et l’opposition d’un clergé ignorant et superstitieux contre les projets de Pierre n’avait que la valeur d’un complot ou d’une intrigue dont il eut facilement raison. En Turquie au contraire, la résistance religieuse procède du code religieux lui-même, pour lequel, dans les circonstances actuelles, la question est d’être ou de n’être pas. En Russie, la réforme, quoique aidée par des instrumens pris au dehors, était l’œuvre d’un Russe, et libre de toute pression étrangère ; la réforme turque est imposée par les grandes puissances chrétiennes, et non-seulement elle répugne par elle-même, mais elle pèse sur l’orgueil national comme une conquête et un joug.

Où est le Pierre, le Grand de la Turquie ? Celui des Russes incarna la réforme en sa personne ; il passa par tous les grades et par toutes les spécialités, se fit tambour, soldat, matelot, charpentier, ingénieur, obéit à ses propres officiers, reçut son avancement dans sa propre armée de la main de ses généraux, honora tout ce qu’il voulait établir en le faisant lui-même, brava les conspirations, écrasa les révoltes, étouffa la nature même et immola son fils à l’inexorable résolution qui dominait sa vie. Et cet homme effrayant suffit à peine à la grandeur de sa tache ! Les réformateurs turcs n’ont guère payé de leur personne ; ils n’ont guère réformé en eux-mêmes que leur costume. Depuis trois siècles, depuis que Soliman a décrété la réclusion des héritiers du trône, ils n’ont pas cessé de recevoir l’éducation des eunuques et des femmes ; c’est à peine si quelques-uns, dans l’intervalle, ont résisté à l’énervement d’une pareille vie, et de futur sultan, frère d’Abdul-Medjid, languit dans cette prison du sérail depuis dix-huit ans. Il y a donc cette différence entre les circonstances de la réforme russe et de la réforme turque, que la première se fit avec des élémens rebelles sans doute, mais homogènes et vivans, et que le ciel lui envoya un homme rare, formé par le malheur, les périls, la barbarie même, à vaincre la barbarie, tandis que la seconde, sans base nationale, sans point de départ, sans spontanéité, sans dignité, plus semblable à un suicide qu’à une rénovation, ne peut pas même espérer un souverain qui l’adopte ouvertement, et qui fasse un pas sérieux pour la faire réussir.

On n’avait compris d’abord la réforme turque que comme une organisation à l’européenne de la force matérielle ; c’est de l’armée qu’on attendait le rétablissement de la puissance, en tant que nécessaire au maintien de l’empire. Organiser une armée à l’européenne ! mais nos armées, telles qu’elles sont et doivent être aujourd’hui, sont un abrégé de notre administration, et notre administration est un abrégé de nos institutions civiles, de nos sciences, de nos industries, de nos mœurs. Même en faisant abstraction des difficultés particulières, telles par exemple que la nécessité d’y faire entrer les chrétiens, que les Turcs n’y peuvent pas souffrir, comme l’expérience l’a déjà prouvé, une armée turque à l’européenne est à peu près impossible, parce qu’elle manque de tout ce qu’elle suppose ; elle serait comme un être