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REVUE LITTERAIRE



La Turquie et ses différens Peuples, par M. Henri Mathieu[1]

L’histoire de la diplomatie européenne pendant ces trente dernières années offrira un jour à la postérité des pages curieuses. On y verra sans doute par quelles raisons on a pu persister si longtemps à vouloir que l’empire ottoman, dont on reconnaît l’extrême faiblesse, remplît les fonctions d’une force de premier ordre, car tenir tête à l’empire de Russie, barrer le passage à ses efforts naturels et traditionnels d’envahissement, servir de ce côté de rempart aux libertés et à l’indépendance de l’Europe occidentale, ce n’est pas un rôle ordinaire. Dans des circonstances données, il peut exiger toute l’énergie d’une nation jeune et bien constituée, et pourtant c’est ce rôle que l’on assigne à la Turquie décomposée et ne sachant pas revivre.

Dans un système d’équilibre physique, chacun des corps qui en font partie ne vaut que par son poids ; s’il fallait à chaque instant suppléer à ce qui manque à l’un d’eux par une pression étrangère, l’équilibre n’existerait pas. Il est vraisemblable qu’il en est de même dans un système d’équilibre politique. Chacun des états qui en font partie ne compte que par la puissance qui lui est propre et qu’il trouve en lui-même. S’il faut, au moindre choc, venir à son aide, non-seulement contre l’ennemi extérieur, mais contre ses dangers internes, et empêcher que ses pièces mal jointes ne se séparent, il est impropre à remplir sa mission dans le système, et l’équilibre est détruit. Au lieu de tenir une place, cet état laisse un vide, et n’étant plus un secours il devient un péril de plus. Ces vérités paraissent assez simples, et cependant les gouvernemens européens, une fois poussés dans les erremens contraires, vont toujours comme s’il n’en était rien. Ils agissent envers la Turquie comme s’ils étaient maîtres de l’avenir et comme s’ils n’attendaient plus d’aucun côté aucun danger. Il est trop certain cependant que, si l’Europe retombait dans des difficultés graves comme celles dont elle est sortie depuis quelques années, il n’y aurait pas en Turquie plus de ressources que par le passé contre de nouvelles entreprises de la Russie.

Une autre particularité non moins singulière dans cette question, c’est le motif qu’on allègue pour justifier cette politique. — L’empire ottoman, dit-on, meurt, mais nous le faisons renaître. Nous l’obligeons à se réformer. Il n’a ni armée qui vaille, ni marine ; ses finances sont un pillage, sa justice une rapine, son administration un désordre et un mensonge ; il se compose de races ennemies, de religions ennemies ; les opprimés y sont les plus nombreux, les plus intelligens, les seuls actifs, les seuls industrieux, impatiens du joug de maîtres corrompus et incapables : eh bien ! on réformera tout cela. Il est bien vrai que le mal est profond, que depuis des siècles les meilleurs

  1. 2 vol. in-12, Paris, Dentu.