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chaud comme braise ; la course vous a sûrement excité et donné grand faim. Asseyez-vous un instant, calmez-vous. Il n’en faut pas oublier le boire et le manger. Tenez, d’abord un coup de genièvre… »

« L’aide de camp l’interrompt : « Général, nous résistons difficilement ; l’ennemi va forcer le pont ; notre avant-garde plie à Kaupila sous l’effort de tout un bataillon ; l’armée est inquiète, la confusion gagne. Quels sont vos ordres ?

« — Mes ordres, mes ordres, c’est que vous preniez un siège, voici votre couvert, — que vous mangiez en paix, qu’ensuite vous buviez en repos, et puis que vous finissiez tranquillement de déjeuner. Voilà mes ordres. »

« Mais le jeune officier brûlait d’impatience ; ses yeux lançaient la flamme. « Général, dit-il, je vous dois la vérité : eh bien ! l’armée vous maudit, et chaque soldat murmure que nul n’a peur comme vous ! »

« En entendant ces mots, Sandels laisse tomber sa fourchette, et, après un silence : — En vérité, monsieur, dit-il avec un rire amer, dit-on que le général Sandels soit un lâche ? — Allons, allons, mon cheval, qu’on selle à l’instant mon brave Bijou. — Adieu, monsieur le pasteur, vous ne venez pas cette fois avec nous.

« La mêlée était furieuse sur le rivage. Un nuage de fumée enveloppait la terre et l’eau ; de rapides éclairs sillonnaient ce nuage ; l’air retentissait comme frappé de la foudre, et la terre ensanglantée tremblait.

« La petite armée finlandaise résistait cependant ; elle opposait fièrement au danger le rempart de ses hommes, mais de rang en rang courait un murmure ; ils se disaient à voix basse : — Il se cache, et nous ne le verrons pas.

« Ils se trompaient. Ils le virent. Le voici. Il ne s’arrête qu’au pied de la redoute, au poste du premier guidon. Son regard est calme, son front tranquille ; droit sur son bon cheval de bataille, il reste immobile aux yeux de tous, et examine avec sa lorgnette le pont et le rivage.

« L’ennemi, qui l’a aperçu de loin, et pour qui sa mort vaudrait celle de mille soldats, redouble son feu, et autour de sa tête on entend siffler les balles, mais il n’en bouge pas davantage.

« Le brave Fahlander accourt vers lui. — L’ennemi vous a aperçu, général, il vise sur vous ; il y va de votre vie, mettez pied à terre ! — Pied à terre, général ! s’écrient les soldats eux-mêmes ; votre danger est le nôtre.

« Sandels ne s’émeut pas. — Colonel, dit-il, vos hommes crient comme des damnés ; auraient-ils peur ? Si je les vois plier aujourd’hui, je dirai qu’ils sont vendus. Au reste nous allons bien voir. Tenez-vous prêt ; une minute encore, et l’ennemi est ici.

« La faible troupe postée à Kaupila, accablée par des milliers de Russes, avait combattu héroïquement, mais elle était en fuite ; elle atteignit bientôt dans sa retraite la batterie où était Sandels, et se précipita en désordre.

« Lui ne bougea pas, resta fièrement immobile, l’œil calme et le front tranquille ; droit sur son cheval de bataille, aux yeux de tous, il examine l’armée ennemie, qui victorieuse se rue sur ses canons.

« Il la regarde venir, elle est déjà tout près de lui, et il ne fait aucune attention au danger ; mille fusils dirigent contre lui la mort, mais il a l’air de ne s’en pas douter. Seulement il regarde sa montre, il mesure son temps ; il attend, comme dans le calme le plus profond.