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s’éloigna lentement. Quand tout fut tranquille, Sandels mit pied à terre, et demanda où était l’homme qu’il avait vu si bien combattre.

« On le conduisit vers Sven Dufva. Il avait bien combattu, combattu comme un homme ; oui, et son combat était fini. Il semblait s’être étendu pour goûter le repos après sa bonne journée ; son visage n’était pas plus fier qu’à l’ordinaire, mais ses joues étaient bien plus pâles.

« Sandels se pencha vers lui et reconnut bien son hardi soldat ;… mais sur la terre, là où se posait sa poitrine, l’herbe était rouge : une balle avait percé le cœur, et il avait perdu tout son sang.

« La balle a bien su où frapper ! dit seulement le général, et nous ne le connaissions pas si bien. Elle a épargné sa tête, humble et chétive ; elle a frappé ce qu’il avait de meilleur, sa noble et brave poitrine ! »

« Et ces paroles se répandirent dans l’armée. « Le général a dit vrai, répétaient les soldats. D’intelligence, Sven Dufva eut tout juste le nécessaire. Il eut une pauvre tête, mais le cœur était bon. »


SANDELS.

« Le général Sandels est joyeusement assis devant un déjeuner comfortable. Ce jour-là même, à une heure après-midi, ses Finlandais vont avoir un rude assaut à soutenir au pont de Wirta. Entre le pasteur du lieu ; Sandels, l’a fait mander. : « Asseyez-vous, je vous prie, monsieur le pasteur, et déjeunez avec moi.

« J’ai voulu vous prier de m’assister aujourd’hui. Vous connaissez mieux que moi ce pays-ci, et vous pouvez me fournir des renseignemens d’importance… Soyez tranquille, nous ne verrons pas le sang… Buvez donc, ce madère n’est pas mauvais.

« Tutschkof m’a adressé un petit message amical : la trêve vient d’expirer. Goûtez-moi ce petit morceau… Et de la sauce, bon Dieu ! Songez que nous montons à cheval aussitôt après le déjeuner, et il faut bien se contenter de ce qu’on a… Peut-être ce margaux vous plaira-t-il… »

« Pendant qu’il parle, arrive une dépêche : « Les Russes ont violé leur parole ; ils ont tourné les avant-postes ; il n’y a plus moyen de rompre le pont. Il n’est encore que midi, mais les montres des Russes avançaient d’une heure… »

« Sans s’émouvoir, Sandels continue à bien manger, comme s’il n’était rien arrivé de nouveau : « Goûtons de ceci, monsieur le pasteur : une oie en daube, je crois ; ce sera excellent… Je reconnais ce Dolgorouki à ce tour-là… Allons, à sa santé ! »

« Mais l’envoyé demande une réponse : « Dites au colonel que le pont est fort étroit, qu’il a du canon, et qu’il faut qu’il tienne une heure, une demi-heure au moins…Une côtelette de veau, monsieur le pasteur ? »

« Le messager part. Une seconde s’écoule, et voici encore un cavalier. Il s’élance comme l’éclair. C’est un jeune aide de camp de Sandels : « Général, des flots de sang ont déjà coulé, et chaque moment en fait couler encore… Nos soldats ont du courage, mais ils en auraient cent fois davantage, s’ils vous savaient plus près d’eux. »

« Sandels le regarde d’un air distrait. « Eh ! mon Dieu ! lui dit-il, vous êtes