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pareil hommage ceux qu’a rapprochés une pareille vertu, réunissant les héros qu’honorera l’histoire à ceux que désigne la tradition.


SVEN DUFVA.

« Son père était un pauvre sergent en retraite qui, touchait à ses quatre-vingts ans ; il vivait sur son petit champ et en tirait son pain. Outre Sven, qui était le plus jeune, il avait encore huit enfans.

« Que le vieux eût à lui seul assez d’intelligence pour en communiquer a tant d’enfans, cela n’est pas bien certain ; mais à coup sûr il avait donné plus que leur contingent aux aînés, car, pour le dernier venu, c’est à peine s’il en restait.

« Sven Dufva n’en grandissait pas moins ; il devenait fort et carré des épaules ; on le voyait pâtir à la charrue comme un esclave, et aussi vigoureux bûcheron que laboureur. Toujours content, de bonne humeur et de bon vouloir, plus que beaucoup de plus sages, il faisait tout ce qu’on voulait, — mais toujours de travers.

« Au nom du Seigneur ! disait son père en voyant sa maladresse, qu’est-ce que tu deviendras, mon pauvre enfant ? » — Comme cette chanson revenait toujours, Sven en perdit patience, et se mit à y réfléchir du mieux qu’il put.

« Et un beau jour que le sergent Dufva revint roucouler son vieil air : « Qu’est-ce que tu deviendras, mon pauvre Sven ? » celui-ci, qui d’ordinaire ne répondait pas, déconcerta le vieillard quand de son large bec il laissa tomber ces mots : « Eh bien ! je me ferai soldat ! »

« Le vieux sergent sourit avec dédain : « Toi, malheureux, porter le mousquet et être soldat ! Est-ce que tu y penses ? — Oui, répondit le drôle entre ses dents. Puisque je fais tout au rebours ici, il sera peut-être moins difficile d’aller mourir pour le roi et pour le pays ! »

« Dufva étonné laissa tomber une larme, et Sven, son sac sur le dos, s’en alla joindre le corps le plus voisin. Sven était grand et fort et de bonne santé ; le reste était du superflu ; on l’admit sans difficulté comme recrue dans la compagnie de Duncker.

« Voilà Sven obligé de faire son devoir et d’apprendre l’exercice. C’était plaisir de voir de quelle façon il s’en acquittait. Le caporal éclatait de rire, riait et criait ; mais la recrue, qu’on parlât sérieusement ou non, ne changeait pas son allure.

« Il était infatigable, cela est sûr ; il marchait d’un pas à faire trembler la terre, il se mettait en nage ; mais commandait-on un mouvement, il manquait son coup, et prenait à droite ou bien à gauche, et puis à droite, et toujours à contre-sens.

« Fusil sur l’épaule, arme au pied, présentez arme, croisez baïonnette, — on lui apprit tout cela, et il paraissait comprendre ; mais criait-on : Présentez arme ! il croisait baïonnette, et si c’était : Arme au pied ! il mettait le fusil sur l’épaule, sans plus de scrupule.

« Aussi Sven Dufva fut-il bientôt renommé pour l’exercice ! Officiers et soldats venaient rire à cette merveille. Et lui, il allait son train, toujours patient, et attendant que les temps fussent meilleurs. — Justement la guerre éclata.