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muettes larmes. Le vieux guerrier, tiré de son morne abattement, suit avec surprise sa marche silencieuse.

« Plus attentif et plus ému à chacun de ses pas, il l’observe avec une croissante angoisse. Un pressentiment vient serrer son cœur ; il craint de deviner quel est celui qu’elle a perdu.

« Il semblait l’attendre là où il était ; elle vient, comme si elle eût entendu un secret appel. Sa démarche est lente, mais assurée. On dirait qu’un esprit la mène. Elle vient. À deux pas du jeune Finlandais, au pâle rayon de la lune, elle le voit.

« Elle le voit, crie son nom, et n’obtient pas de réponse. Elle tombe entre ses bras étendus ; ils ne se referment pas sur elle ; sa poitrine sanglante est froide ; tout est muet, tout est fini.

« Alors une larme coule sur la joue du vieux guerrier. Alors un murmure que le vent de la nuit emporte sort de ses lèvres. Il se soulève, se traîne aux pieds de la jeune fille et meurt.

« — Que voulaient dire son douloureux regard, cette parole que le vent emporta, cette larme qui coula de ses yeux ? Quand il se traîna aux pieds de la jeune fille et qu’il y tomba pour mourir, que pensait-il ?

« Était-ce pour apaiser le trouble de son cœur qu’il élevait encore la voix ? Était-ce un pardon qu’il voulait implorer ? Était-ce seulement une plainte sur la dure destinée de l’homme ici-bas, qui est de souffrir et de faire souffrir ?

« Il était venu d’une terre ennemie ; il portait une arme ennemie. Et cependant, frères, donnons-lui la main. Oublions ce qu’il était. Oh ! pour la terre seulement est réservée la vengeance. Que la haine s’arrête devant la tombe ! »


Cette noble équité que le poète recommande à ses concitoyens, il en a donné lui-même, on le voit, le premier exemple en payant son tribut de sympathique hommage au Russe mourant pour son pays sur la terre étrangère. La tâche lui a été rendue facile, il est vrai, par les vertus des combattans. Tous ont fait également leur devoir, vainqueurs et vaincus ; ils l’ont fait sans rechercher la célébrité, en songeant uniquement à leur patrie, et le poète est venu ensuite qui, recueillant les témoignages de la reconnaissance nationale, a consacré leur gloire anonyme : le héros inconnu que la Finlande a appelé le frère du nuage gardera désormais ce surnom, dont la poésie aura doublé l’éclat.

Toutefois la guerre de Finlande, à peine éloignée d’un demi-siècle de l’époque où le poète écrivait, avait laissé, outre les vagues légendes que l’imagination populaire avait déjà embellies et transformées peut-être, des souvenirs précis non moins dignes d’être conservés. Plus d’un général bien connu, Suédois ou Russe, avait frappé les esprits par de grandes qualités rehaussées de quelques traits particuliers de physionomie ou de caractère. De simples soldats s’étaient fait à côté d’eux un nom par un dévouement héroïque. Runeberg accepte avec empressement ces gloires toutes faites. Il chante le pauvre conscrit, Sven Dufva, qui ne sait rien au monde que bien mourir pour son pays, et qui meurt en Horatius Coclès. Il chante également le rusé général suédois Sandels et le terrible général russe Kulnef, confondant ainsi dans un