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gratifiés ?… Qui les pousse à venir étaler ainsi sous le regard public leur indigente nudité ?… Croient-ils donc trouver chez les lecteurs à jeun la même complaisance que chez leurs parasites après trois bouteilles bues ?… Horace avait bien raison de blâmer l’homme toujours mécontent de sa destinée… »

Horace, les bribes de latin, les parasites ivrognes, les riches gentilshommes de plume, vous comprenez ces allusions transparentes, suprême effort de courage en face du redoutable favori, que dans un autre passage le poète accuse, toujours sans le nommer, de « viser à la tyrannie littéraire. » Rochester aussi dut comprendre, et comprit en effet ; mais, n’étant pas nommé, il ne souffla mot. Ce fut alors que Dryden, de concert avec son protecteur, lord Mulgrave, — ou peut-être lord Mulgrave sous le nom de Dryden, — fit circuler en manuscrit son Essai sur la Satire, qui, bien qu’il vît le jour seulement en 1679, existait dans le portefeuille des deux poètes depuis l’année 1675. Il leur avait donc fallu quatre ans, — et que de colères ! — pour se décider à courir l’aventure. Ici, à vrai dire, plus de généralités obscures plus d’ambiguïtés prudentes et protectrices. Rochester est attaqué nominativement et en face dans toutes les prétentions de sa vanité. « Sa méchanceté méprisable ne nuit qu’à lui-même… On va le châtier comme on châtie les sorcières, non pour le mal qu’elles ont fait réellement, mais pour celui qu’elles ont prémédité… Pétri de lâcheté, d’hypocrisie, il vous parle plié en deux ; tournez le dos, il se redresse et vous frappe en traître… Vil dans tous ses actes, corrompu dans tous ses membres, il change en venin la courtoisie elle-même… C’est un Killegrew moins la bonté de cœur… C’est en outre un vrai Bessus[1], complice de tous les affronts qu’il s’attire par sa couardise… Le misérable ! il ne sait donc pas qu’à tout prendre, les poltrons risquent plus que les héros ?… S’enfuir est téméraire, se battre est plus prudent. »

Cette réponse directe au bon mot de Rochester que nous avons cité plus haut devait lui rappeler sans miséricorde son malheureux duel avec Mulgrave et les humiliations qu’un jour de faiblesse lui avait depuis attirées. Aussi penchons-nous, avec Walter Scott, à penser que cet ancien antagoniste fut en définitive l’unique auteur de l’Essai sur la Satire[2]. Rochester, ou ne le crut point, ou voulut

  1. Personnage dont Fletcher et Beaumont ont fait le type de la poltronnerie fanfaronne et pointilleuse dans leur comédie de King and no King.
  2. Walter Scott déduit ainsi ses raisons. D’abord la versification de ce poème est d’une faiblesse, d’une dureté peu habituelles à la plume élégante qui a tracé les brillans portraits d’Absalon et d’Achitophel ; le plan est vicieux ; les idées, dont quelques-unes ont leur valeur, sont grossièrement agencées. — Quelques aunées plus tard, ce poème fut revu par Pope, à la prière de lord Mulgrave, devenu duc de Buckinghamshire. Il avait déjà passé par les mains de Dryden ; et, malgré cette double révision, l’œuvre est restée empreinte de sa médiocrité native. Puis, — et ceci nous parait encore plus concluant, — à l’époque où parut ce poème, lord Mulgrave, mécontent du ministère, était dans l’opposition. Dryden au contraire, en sa qualité de poète-lauréat, touchait un salaire annuel : Or l’Essai sur la Satire renferme de très vives attaques, et contre les maîtresses du roi, — la Portsmouth, la Cleveland, — et contre Charles II lui-même. Il n’est pas probable que Dryden se fût compromis à pareille besogne.